L'ALIBI GEOGRAPHIQUE

Dans l'article intitulé "Richesses, pauvreté et contraintes géographiques" (J. Sachs, A. Mellinger & John Gallup, Pour la Science, Mai 2001), les auteurs tentent de démontrer que la stagnation économique actuelle des pays les moins avancés s'explique dans une large mesure par des contraintes géographiques telles que le climat et l'accès au commerce maritime. Ils en déduisent la nécessité de proposer des programmes d'aides plus spécifiques L'article publié dans la revue Pour la Science est le résumé d'une étude beaucoup plus substantielle publiée par le Harvard Institut for International Development, dont le directeur actuel est J.D. Sachs. Ce dernier s'est rendu célèbre dans les années 1980-1990 en prônant une ouverture économique maximale de l'économie des pays en développement ou des anciens pays socialistes. En tant que conseiller rémunéré, il a piloté la mise en place de ces réformes dans plusieurs pays, notamment la Bolivie (1985), la Pologne (1989) et la Russie (1990). Il attribue aujourd'hui l'échec des réformes libérales qu'il avait proposé (notamment en Russie) au mauvais fonctionnement de la Banque Mondiale et du FMI. Il demeure l'un des économistes les plus reconnus sur le plan mondial …
 
 

L'intérêt actuel des économistes libéraux pour la géographie ne peut manquer d'étonner quant on sait qu'à la fin des années 1980, la plupart d'entre eux ont vu dans la globalisation de l'économie mondiale non seulement la fin de l'histoire (F. Fukuyama) mais aussi la fin de la géographie (R. O'Brien). Dans un Monde sans frontières, sans distances et sans histoire … la "main invisible" du marché devait assurer à tous les hommes la prospérité, à plus ou moins court terme.

Face aux dégâts économiques et humains qu'ont causé la généralisation mondiale des politiques ultra-libérales, les partisans d'Adam Smith qui avaient contribué à les mettre en œuvre (notamment Mr Sachs) n'ont rien trouvé de mieux, pour sauver leur fonds de commerce idéologique , que d'attribuer aux "conditions géographiques" l'explication des divergences entre leurs prédictions et la réalité des dernières décennies. A grand renfort d'équations économétriques et de cartes soit disant "objectives", les auteurs de l'article dont Pour la Science a publié le résumé s'efforcent de montrer que l'auteur de la Richesse des Nations ne s'était pas trompé et que la nature (cette marâtre) et l'espace (ce tyran) seraient responsable d'inévitables frictions dans la convergence économique mondiale …

Même si les conditions naturelles et les facteurs de localisation invoqués par les auteurs interviennent dans le maintien de certaines poches de sous-développement, ils ne constituent que des facteurs explicatifs partiels, des corrélations dont l'interprétation causale est plus que discutable. La géographie a certes beaucoup à dire sur le processus de mondialisation et sur ces conséquences [2], mais c'est bien davantage en examinant les relations horizontales (flux, échange inégal) qu'en se centrant sur les relations verticales (déterminisme du sol et du climat). Et en aucun cas, la géographie ne doit servir d'alibi pour oublier des facteurs historiques tels que la diffusion de la mondialisation à partir du foyer européen et ses conséquences pour les pays de la zone tropicale (colonisation, pillage des ressources, imposition de frontières absurdes, etc.)

Quant à la cartographie de la distribution des richesses mondiales proposée par les auteurs à l'appui de leur argumentation, elle cumule tellement d'erreurs de méthode (indicateur peu fiable, unités territoriales hétérogènes, classes discutables, …) que l'on demeure stupéfait qu'elle ait pu faire l'objet d'une publication dans une revue scientifique de haut niveau. Les lecteurs souhaitant disposer d'une approche alternative pourront consulter sur internet [3] nos propres cartes de l'inégale répartition de la population et de la richesse mondiales *.

[1] Gallup J.L., Sachs J.D., Mellinger A.D., 1999, Geography and Economic Development, CAER II, Discussion Paper n°39, March 1999, Harvard, http://www.hiid.harvard.edu/caer2/htm/content/papers/paper39/paper39.htm

[2] Cf. par exemple GEMDEV, 1999, Mondialisation : les mots et les choses, Karthala, Paris, 358 p.

[3] Grasland C., 2000, L'inégale répartition de la population et de la richesse mondiale, Cours de licence de géographie, Université Paris 7, http://ibm2.cicrp.jussieu.fr/grasland/Go312/cours/index.html

Claude GRASLAND*

Professeur de géographie, Université Paris 7

* Ces cartes, publiées dans le CD-Rom "6 milliards d'hommes … et moi" ont reçu en Septembre 2001 le 1er Prix de Cartographie du Festival International de Géographie de Saint-Dié
 
 

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