Après avoir proclamé que la mondialisation signifiait
l'abolition des distances et la "fin de la géographie", certains
économistes cherchent aujourd'hui à instrumentaliser les
analyses géographiques les plus archaïques pour justifier la
permanence d'inégalités économiques criantes à
l'échelle mondiale. L'article de MM Sachs, Mellinger et Gallup n'a
rien d'une étude scientifique mais il constitue sans nul doute un
exemple typique de production idéologique visant à sauver
les doctrines ultra-libérales du discrédit dont elle font
l'objet aujourd'hui.
L'analyse proposée veut se donner une apparence scientifique mais elle souffre de faiblesses méthodologiques criantes qui auraient conduit à un refus de publication dans toute revue géographique internationale digne de ce nom. La carte de la densité spatiale de richesse par kilomètres carrés qui constitue le cœur de la démonstration des auteurs est un véritable "monstre" qui mériterait de figurer dans tous les manuels de cartographie tant elle illustre à merveille tout ce qu'il ne faut pas faire en cartographie !
Distribution approximative de la densité de richesse par kilomètres carrés vers 1995 dans un voisinage de 250 km.
Distribution approximative de la densité de richesse par kilomètres-carrés vers 1995 dans un voisinage de 1000 km.
Note : En combinant les données UNEP-GRID (distribution de la population mondiale par degrés de latitude et de longitude vers 1990) et les données de la Banque Mondiale (PNB des Etats en $ internationaux vers 1995) on peut établir une distribution approximative de la distribution spatiale des richesses mondiales selon une grille régulière. La carte est ensuite lissée dans des voisinages de portées variables (250 et 1000 km) afin de tenir compte de l'incertitude de localisation introduite par la méthode de reconstitution des localisations spatiales. Pour plus de détails, Cf. Bibliographie.
L'analyse des distributions obtenues selon une méthodologie correcte [4] aboutit à des interprétations tout à fait différentes de celle des auteurs, surtout si l'on raisonne à une échelle globale (valeurs moyennes dans un voisinage de 1000 km) et non pas à une échelle locale (voisinages de 250 km).
Fondamentalement, la richesse se concentre dans trois grands foyers de l'hémisphère Nord (la Grande Triade : Etats-Unis-Canada , Europe-Russie-Proche-Orient, Japon-Corée-Chine) et trois foyers symétriques de plus petite taille dans l'hémisphère sud (la petite Triade : Argentine-Brésil, Afrique du Sud, Australie-Nouvelle-Zélande) [5], [6], [7], [8]. Cette localisation des foyers de richesse n'a que peu à voir avec les conditions climatiques mais s'explique fondamentalement par l'histoire de la mondialisation économique mondiale à partir du foyer européen depuis le XVIe siècle [9] ainsi que par un certain nombre de règles spatiales sur la distance minimum nécessaire à l'émergence de foyers économiques concurrents (les auteurs de l'article feraient bien de relire à ce sujet les travaux classiques des économistes spatiaux, de Hotelling à Krugman !).
Les spécialistes sérieux de la mondialisation abordent celle-ci dans une perspective pluridisciplinaire ou la géographie à certes toute sa place aux côtés de l'économie et de l'histoire, mais certainement pas dans la perspective caricaturale que lui assignent les auteurs de l'article [1] [2] [3] [9] [10] [12].
Plus que le ridicule scientifique (la géographie ramené à ses composantes les plus déterministes et les plus archaïques) nous souhaitons nous inscrire en faux contre l'alibi idéologique dont notre discipline se trouve être l'acteur involontaire. Contrairement aux prévisions des thuriféraires d'Adam Smith, la "main invisible" n'a pas produit les effets escomptés et la libéralisation des économies des pays en voie de développement n'a produit aucun rattrapage mais, bien au contraire, une concentration accrue de la richesse dans les pays industrialisés. Il serait trop facile d'expliquer cet échec par un "facteur géographique" vaguement invoqué par l'auteur de la Richesse des Nations, jouant le rôle de deus ex machina pour sauver une pensée idéologique dont l'échec est désormais patent.
Claude GRASLAND
Professeur de géographie humaine
Université Paris 7
Bibliographie :
[1] BEAUD M., Le basculement du Monde. De la Terre, des hommes et du capitalisme, Paris, La Découverte, 1997
[2] DOLLFUS O., La mondialisation, Paris, Presses de Science Po, 1997.
[3] GEMDEV, Mondialisation : les mots et les choses, Karthala, 1999, Paris, 355 p.
[4] Grasland C., Mathian H., Vincent J.M., "Multiscalar Analysis and map generalisation of discrete social phenomena: Statistical problems and political consequences", Statistical Journal of the United Nations ECE,2000, 17, IOS Press, 1-32.
[5] Grasland C., "Accessibilité sociale et accessibilité économique mondiales au début des années 1990", L'Information Géographique, 1999, 63, 3, pp. 112-117
[6] Grasland C., "Une représentation "sans frontières" des inégalités et des polarisations économiques régionales dans le Monde vers 1990", Mappemonde, 2000, 6 p.
[7] GRASLAND C., GRATALOUP C., Géographie du Monde Contemporain, Cours de licence, Université Paris 7, 2000, http://ibm2.cicrp.jussieu.fr/grasland/Go312/cours.html
[8] GRASLAND C., MADELIN M., "L'inégale répartition de la population et de la richesse mondiale", Population & Sociétés, n°368, Mai 2001, INED, Paris, 4 p.
[9] GRATALOUP C., Lieux d'histoire. Essai de géohistoire systématique, Montpellier, Reclus, 1997.
[10] KEBADJIAN G., L'économie mondiale. Enjeux nouveaux, nouvelles théories, Paris, Seuil, 1994.
[11] LEVY J., 1994, L'espace légitime - sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de la FNSP.
[12] LEVY J., Le Monde pour Cité, Paris Hachette, 1996.
[13] Pison G. (dir.) , Grasland C., Chesnais J.C., Rozenblat
C., al., Six milliards d'hommes … et moi, 1999, CD-Rom publié
par les éditions Syrinx.