B. LE MONDE DANS TOUS SES ETATS ...

Licence de géographie
Université Paris VII - 1999-2000
Claude GRASLAND
 

B.2 DES ETATS EN TRANSITION ?

Démographes, économistes ou géographes ont proposé à tour de rôle voire sumultanément des constructions théoriques visant à interpréter les différences ou inégalités entre les états comme de simples décalages ou stades à l'intérieur de modèles commun d'évolution, généralement appelés "transition". Si les deux modèles les plus célèbres sont la transition démographique (initialement appelée "révolution démographique") et la transition économique, on pourrait leur adjoindre une longue liste de constructions équivalentes ayant trait aux modifications du peuplement (transition urbaine) ou aux modifications de l'organisation de la société dans son ensemble. Ainsi, la théorie développée par Durkheim à la fin du XIXe siècle sur l'opposition entre des sociétés traditionnelles à solidarité mécanique (fondée sur l'homogénéité du corps social)  et des sociétés modernes à solidarité organique (fondée sur la division du travail, l'échange et la complémentarité) pourrait à juste titre être interprétée comme une théorie de la transition sociale. On  pourrait y ajouter des théories relatives aux transitions scientifiques et technologiques, qui sont souvent considérées comme le moteur des autres formes de transition, tout en subissant en retour des rétroactions positives ou négatives...
 
 
 

Ces théories de la transition ne sont à vrai dire l'apanage d'aucune idéologie politique particulière et C. Grataloup a souligné dans le chapitre précédent du cours (A. Penser le Monde en géographe)  les parallèles nombreux qui existent entre la théorie du décollage économique d'inspiration libérale de Rostow et la théorie de la succession historique des modes de production développée par l'approche marxiste. Dans l'un et l'autre cas, on est en présence de théories "optimistes" de l'histoire qui postulent l'existence d'un stade final de l'évolution historique auquel tous les Etats et les sociétés sont appelés à se conformer pour leur plus grand bien. Que cette fin de l'histoire soit le mode de production socialiste (propriété collective des moyens de production) ou la société post-industrielle de consommation et d'économie capitaliste sur le modèle nord-américain crée évidemment certaines différences entre les modèles proposés. Mais le point commun aux deux théories est le postulat d'une fin de l'histoire (Fukuyama, Marx) ou, à tout le moins, d'une orientation de la flèche du temps dans une direction dominante. On peut parler dans certain cas d'idéologies messianiques, tant apparaît l'idée implicite d'une volonté divine ou d'une raison en marche (Hegel) guidant l'évolution historique des peuples et des nations.

Un autre point remarquable et caractéristique de l'ensemble des théories de la transition est le fait qu'elles aient été élaborées et construites de façon explicite dans le cadre du maillage étatique, même si beaucoup prévoient à terme un effacement des Etats au profit d'une organisation mondiale ou supranationale de l'économie ou de la société. Il est indéniable que le choix de la grille étatique dans l'élaboration de ces théories répond tout d'abord à une simple commodité statistique : les informations susceptibles de permettre une lecture universelle (mondiale) d'un phénomène n'étant généralement accessibles qu'à ce niveau (Cf. Introduction de ce chapitre) . Mais le choix des Etats comme grille pertinente de lecture des transitions à l'échelon mondial est sans doute également profondément révélateur de la période historique à laquelle ces théories furent élaborées (1840-1970). Enfin, et de façon plus théorique, on peut se demander si les idéologies de la transition n'imposent pas, par leur nature même, une vision spatialement discrète (territoriale) de l'organisation des sociétés à l'échelle mondiale. C'est-à-dire que l'on peut se demander si de telles théories auraient encore un sens dans le cadre d'une grille de lecture spatialement continue de l'humanité, non plus considérée comme un ensemble de sous-systèmes relativement fermés mais comme des systèmes largement ouverts aux influences extérieures et entre lesquels les flux engendrent des processus de diffusion ou d'échange à tous les échelons territoriaux (hiérarchiques ou sécants) et non pas à un niveau privilégié qui serait celui des Etats.  On reviendra sur cette importante question dans le cadre du chapitre D  "Un monde sans frontière".

On remarquera enfin qu'il existe une ambiguïté fondamentale de ces théories en ce qui concerne leurs rapports au temps et à l'histoire. En tant que théories du progrès global et de l'évolution de l'humanité, elles proposent en effet des schémas d'évolution chronologiques fondés soit sur les valeurs moyennes de l'humanité à un instant donnée, soit sur les valeurs maximales (ou minimales) atteintes par les portions du monde les plus avances dans le processus. De tels schémas utilisent une échelle temporelle explicitement graduée des origines de l'humanité (ou du moins depuis la révolution néolithique) jusqu'à la période actuelle et peuvent être considérés comme des schémas historiques. Mais si les décalages entre les Etats sont trop important, on recourre à des croquis illustrant une évolution-type, et pour lesquels l'échelle de temps n'est pas graduée (Cf. la transition démographique), ce qui en fait des schémas théoriques. La distinction n'est cependant pas toujours claire et, à titre d'exemple, on pourra comparer les différentes figures proposées par D. Noin (1988) pour présenter un schéma d'évolution de l'humanité au terme de sa géographie mondiale de la population. Si certaines de ces figures reposent clairement sur des valeurs historiques moyennes de l'humanité (population, richesse, innovations technologiques dans les domaines de l'agriculture, l'industrie, les transports ou les communications ), d'autres renvoient à des modèles théoriques qui ne correspondent pas à des moyennes historiques et produisent des figures inexactes par rapport à  la légende chronologique qui leur est associée (transition démographique, secteurs d'activité, urbanisation, types de mobilité, migrations).
 

Comme il ne saurait être question dans le temps imparti à cet enseignement de faire le tour de l'ensemble des théories transitionnelles, on se focalisera plus précisément sur les deux plus célèbres : la théorie de la transition démographique sera longuement développée et confrontée aux données disponibles ; la théorie du décollage et de la transition économique sera plus rapidement évoquée.
 

B.2.1 La transition démographique

La théorie de la transition démographique est une thèse à paternité multiple (Landry, Notestein, Thompson, Davis) dont on peut situer l'émergence dans les années 1930-1950, mais qui est surtout devenue un objet de réflexion de l'ensemble de la communauté scientifique dans les années 1950-55, en raison des très fortes polémiques qu'elle a alors suscité. S'il y a eu rapidement accord sur la description génrale du phénomène dont la théorie de la transition démographique se propose de rendre compte (décalage entre les baisses de fécondité et de mortalité, passage d'un stade d'équilibre à hautes mortalité et natalité à un stade d'équilibre à faibles natalité et mortalité, etc.) et sur son caractère relativement universel (malgré des variantes nombreuses et des exceptions relatives, telles que la France où le déclanchement de la baisse de la fécondité et de la mortalité a été quasiment simultané), il est en revanche apparu des désaccords très profonds sur l'interprétation du phénomène de transition démographique, désaccords qui demeurent encore objets de nombreux débats actuellement. Parmi les nombreux éléments de polémique qu'a pu susciter cette théorie, on en retiendra deux qui sont encore aujourd'hui au fondement de la plupart des discussions et débats :
 

Rappels sur la théorie de la transition démographique

Il semble superflu de rappeler à des étudiants de licence de géographie ou d'histoire les principes de la théorie de la transition démographique qui ont été vus abondamment en DEUG ainsi que dans le cycle secondaire, notamment en classes de seconde et terminale. La plupart des manuels de géographie ou de démographie proposent des synthèses simples et bien documentées auxquelles l'étudiant pourra se reporter s'il souhaite rafraîchir ses connaissances.

Schéma-type de la transition démographique (Chesnais J.C., 1986)
Cette figure tirée d'un ouvrage de référence sur la théorie de la transition démographique (Chesnais, 1986) illustre les différentes phases du déroulement-type de la transition démographique. On considère que le début de la transition (Ta) correspond au début de la baisse historique de la mortalité tandis que la fin de la transition (Tw) correspond à la fin de la chute du taux de natalité ou du moins à sa stabilisation par rapport au taux de mortalité. Entre les deux régimes d'équilibre (pré-transitionnel et post-transitionnel) on peut ajouter un troisième point de repère (Tb) qui correspond au début de la baisse de la fécondité et qui coïncide, grosso-modo, avec la période de gonflement maximum de la population par accroissement naturel. La phase [Ta,Tb] correspond donc au gonflement de la croissance démographique et la période [Tb, Tw] au rétrécissement progressif de la croissance. Ce schéma n'est cependant valable que dans le cas d'une population isolée et les migrations de population peuvent introduire des variations substantielles du taux d'accroissement, ainsi que des modifications de la durée respective des périodes de transition. 

Source : Chesnais J.C., 1986, La transition démographique - Etapes, formes, implications économiques, PUF, INED, Cahier n° 113, 580 p. 

Il convient toutefois de signaler que la plupart de ces manuels se limitent à une présentation très simple (voire simpliste) du mécanisme de la transition démographique et de ses implications, sans la relier aux causes ou conséquences économiques et sociales multiples qui lui sont associées. Or, on est fondé à penser que la transition démographique ne constitue nullement un phénomène autonome mais s'inscrit au contraire dans un mouvement beaucoup plus global de mutation des sociétés. Cette appréhension systémique du phénomène de la transition démographique est particulièrement bien développée dans l'ouvrage de référence  J.C. Chesnais (1986) ainsi que dans l'ouvrage plus simple mais également utile de D. Noin (1987) sur la géographie de la population.
 

La grille de lecture temporelle : approches transversales et approches longitudinales
La force - mais aussi la faiblesse - de la théorie de la transition démographique réside dans sa capacité à rendre compte aussi bien du niveau démographique atteint par un ensemble de pays à une date (approche transversale) que de l'évolution d'un même pays au cours d'une période de temps plus ou moins longue (approche longitudinale).

L'hypothèse de l'existence d'un schéma commun d'évolution valable pour l'ensemble des pays du monde mais avec d'éventuels décalages dans les périodes de démarrage du processus permet en effet d'interpréter les différences de niveaux démographiques observables à une date donnée comme de simples décalages de calendrier à l'intérieur d'un mouvement général appelé à concerner l'ensemble de l'humanité.

Une difficulté, souligné de longue date par de nombreux auteurs (et que l'on retrouvera à propos de la théorie du décollage économique de Rostow) tient au problèmes de non-concordance entre les calendriers historiques et les calendriers théoriques, c'est-à-dire au fait que la vitesse de la transition peut être plus ou moins grande selon le moment historique auquel elle se produit. Très concrètement, cela signifie que la théorie permet de prédire la forme générale du processus affectant un pays (décalage de la baisse des deux courbes de fécondité et de mortalité) mais n'indique pas ses modalités précises (nombre d'années entre Ta, Tb et Tw) ce qui, du même coup, interdit de produire des prévisions précises, notamment en terme d'effectif futur de la population des états et du Monde dans son ensemble.

Ainsi, on a longtemps cru que l'humanité franchirait le seuil des 10 milliards d'hommes avant la fin du XXe siècle (prévisions du Club de Rome dans les années 1960-70) car l'on avait tablé sur des durées de transition démographique dans les pays du tiers-monde aussi longue que celles qu'avaient connus les pays d'Europe de l'ouest à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Or, la durée beaucoup plus courte que prévue entre le début de la baisse de la natalité et celui de la baisse de la mortalité a mécaniquement réduit très fortement l'intervalle de très forte croissance de la population, au moins dans un certain nombre de pays très peuplés du tiers-monde (Chine, Inde, Indonésie, Brésil, Mexique). L'hypothèse d'une accélération de l'histoire, c'est-à-dire d'une réduction des temps de transition constitue alors une hypothèse auxiliaire indispensable à la validitation empirique de la théorie de la transition démographique, mais elle peut aussi apparaître aux yeux des opposants à cette théorie comme un artifice destiné à sauver à tout prix l'adéquation entre le modèle et les faits empiriques.
 

Approche systémique de la transition démographique : stocks et flux

On visualise généralement les étapes de la transition démographique en se fondant sur l'analyse des entrées et des sorties du système fondant l'évolution "naturelle" de la population (natalité et mortalité), mais on se place ce faisant dans l'hypothèse d'un système fermé puisque l'on néglige le rôle pourtant essentiel des migrations internationales. L'évolution "réelle" de la population est celle d'un système ouvert qui comporte certes des régulations internes  mais qui peut aussi bénéficier de régulations externes, à l'exemple de l'émigration européenne vers l'Amérique du Nord, au coeur de la phase d'accroissement maximum du peuplement. On peut ainsi se demander si la relativement longue durée des transitions démographiques ouest-européennes n'est pas directement liée à la présence d'exutoires démographiques extérieurs et si, dans l'hypothèse où l'émigration outre-atlantique n'aurait pas été possible, on n'aurait pas assisté à une contraction beaucoup plus rapide des taux de natalité. A contrario, on se demandera si la rapidité des transitions actuelles dans les pays en voie de développement n'est pas pour partie influencée par les restrictions croissantes à l'émigration vers les pays développées et, plus généralement, vers des parties du globe ouverte à l'immigration.

Migrations, économie et démographie : la fin des tabous ?
Ce "préjugé naturaliste" qui porte beaucoup d'auteurs à éliminer les mouvements migratoires de l'étude de la dynamique des sociétés humaines est encore largement répandu. A preuve, le simulateur de population présenté dans le CD-Rom 6 milliards d'hommes qui propose de contrôler l'évolution d'une population en n'agissant que sur deux les deux "manettes" constituées par l'espérance de vie et la fécondité, ignorant délibérément le rôle capital que peuvent jouer les migrations dans la régulation tant économique que social des Etats et des sociétés. Loin d'être innocent, ce préjugé naturaliste renvoie à des options idéologiques fondamentales sur la nature des peuples et des relations qu'ils entretiennent au cours de l'histoire de l'Humanité. Un rapport récent des Nations-Unies (paru au début de l'année 2000) a ainsi souligné crûment le fait que les Etats riches à démographie vieillissante ne pourraient probablement maintenir leur niveau de vie et leur système de retraite au XXI e siècle qu'en recourrant massivement, et dès maintenant, à une immigration massive en provenance des pays du Tiers-Monde. Des hommes politiques, même idéologiquement opposés depuis plusieurs années à l'immigration, défendent aujourd'hui le recours à une immigration sélective de main d'oeuvre qualifiée, non pas dans un souci altruiste d'aide aux peuples du Tiers-Monde, mais dans l'intérêt bien compris et égoïste des pays les plus développés. Ainsi, le gouvernement social-démocrate de G. Schröder a proposé d'autoriser voire de favoriser l'immigration de 30000 informaticiens d'Inde ou d'Europe centrale dans les années à venir, afin de soulager les tensions salariales sur un créneau du marché du travail en pleine expansion. Saluée unanimement par le patronnat allemand, cette mesure a été fortement critiquée par les syndicats qui y voient une pression visant à faire baisser les salaires dans un créneau porteur, et préféreraient des mesures de soutien à la formation des chômeurs (Le Monde, 26 Fev. 2000, p. 21) 

D'un point de vue systémique on peut également s'interroger sur le fait que la plupart des présentations de la théorie de la transition démographique se focalisent sur l'évolution des variables d'entrées-sorties (flux) du système (taux de natalité et de mortalité) alors que d'autres théories transitionnelles, notamment celle de Rostow se focalisent sur les variables d'état (stocks) du système (% des secteurs primaire, secondaire et tertiaire). D'un point de vue économique et social, l'état du système démographique, c'est-à-dire sa structure par âge et par sexe constitue pourtant un paramètre beaucoup plus intéressant (et beaucoup plus stable au cours du temps) qu'un taux de natalité ou de mortalité qu'il détermine dans une large et mesure et qui peut subir des fluctuations accidentelles. Indépendamment des fluctuations de la mortalité et de la fécondité, un système démographique peut maintenir durablement sa structure par âge, pour peu que des politiques d'émigration ou dimmigration interviennent comme facteur de régulation. Inversement, une stabilité des taux de natalité et de mortalité peut s'accompagner de modifications continues de la structure par âge, notamment dans le cas du vieillissement d'une population post-transitionnelle.

Une appréhension juste de la situation des Etats du Monde par rapport au processus de transition démographique se doit donc de combiner l'analyse des stocks et des flux afin de mieux cerner les trajectoires passées et futures des Etats par rapport à l'instant présent. C'est pourquoi, dans l'analyse qui va suivre, on procédera à une description de la situation démographique des Etats du Monde en 1999 qui combine les 4 indicateurs suivants : taux brut de natalité, taux brut de mortalité, proportion de jeunes (0-14 ans) dans la population totale et proportion de vieux (65 ans et +) dans la population totale .Pour éviter que les Etats de petite taille ne fausse les résultats des analyses multivariées, l'analyse en composante principales (ACP) et la classification ascendante hiérarchique (CAH) ont été effectuées en pondérant chaque Etat par sa population en 1999.

Enseignements tirés de l'analyse multivariée : une validation ambiguë de la théorie

De prime abord, les résultats d'une classification ascendante hiérarchique effectuée sur le tableau des Etats du Monde décrits par leurs taux de natalité et de mortalité en 1999 ainsi que par leur proportion de jeunes (- de 15 ans) et de vieux (+ de 65 ans) semble conforter parfaitement la théorie de la transition démographique. En effet les neuf classes que l'on peut identifier s'organisent parfaitement selon une progression de type "chronologique" allant des états les moins avancés dans le processus de transition démographique (type 1 ou 2) aux Etats les plus avancés (type 7, 8, 9) avec toute une série de situations intermédiaires (type 3, 4, 5 et 6).

Tout au plus notera-t-on quelques irrégularités, comme le fait que la classe 3 précède la classe 4 du point de vue de l'évolution des taux de natalité et de mortalité mais devrait lui succéder du point de vue de l'évolution des structures par âge. On pourra également s'interroger sur la spécificité de la classe 9 qui marque un décrochement brutal et qui semble être davantage une variante de la classe 8 que sa simple suivante dans un hypothétique ordre chronologique (nous reviendrons sur ce point).

Il n'en demeure pas moins que la classification confirme de façon spectaculaire l'existence d'une dimension explicative unique, susceptible de rendre compte de l'ensemble des différences observées entre les Etats du Monde.
 
 

Résultats de la CAH effectuée sur la situation démographiques des Etats du Monde en 1999
Classe Etats   Popul.    Tx.  °/°°    Age  
  Nb % Millions % NAT MOR ACN JEU ADU VIE
1 43 22% 549 9% 44 16 28 46 51 3
2 26 13% 382 6% 37 11 26 42 54 4
3 16 8% 1354 23% 28 8 20 36 60 4
4 8 4% 319 5% 26 7 19 41 56 4
5 31 16% 686 11% 23 6 16 33 62 5
6 23 12% 1512 25% 16 7 9 26 67 7
7 38 19% 651 11% 13 9 4 20 66 14
8 6 3% 317 5% 10 9 1 15 69 16
9 8 4% 230 4% 9 14 -5 20 67 13
Total 199 100% 5980 100% 23 9 14 31 62 7

 
Profil des 9 classes de la CAH pour les taux de natalité et de mortalité en 1999

 
Profil des 9 classes de la CAH pour les structures par âge en 1999

L'analyse en composante principale effectuée sur le même tableau semble de prime abord contredire cette hypothèse d'une explication unique puisqu'elle met en évidence la présence de deux axes factoriels significatifs et non pas d'un seul. Toutefois, l'analyse du nuage de point révèle une colinéarité entre les deux axes (effet "Guttman") qui traduit bien l'existence d'un facteur unique mais de nature complexe liant l'ensemble des variables introduites dans l'analyse. L'analyse détaillée du plan factoriel n'en demeure pas moins intéressante car elle permet d'affiner un peu l'analyse des trajectoires des Etats par rapport au modèle général de la transition démographique.
 
 
ACP-CAH sur la situation démographique des Etats du Monde en 1999

Distribution spatiale des niveaux d'avancement de la transition démographique dans le monde

On peut synthétiser les résultats de l'analyse précédente en dénombrant le nombre d'Etats et la population associés à chacune des classes établies précédemment puis en les localisant à la surface de la Terre
 
 
Distribution des Etats et de la population du Monde en fonction du degré d'avancement de la transition démographique

 

B.2.2 La transition économique


Un schéma idéologique véhiculé massivement par l'enseignement secondaire

On ne reviendra pas en détail sur les fondements idéologiques de la théorie de Rostow qui ont déjà été présentés par C. Grataloup dans le premier chapitre du cours et qui constitue un (pénible) leit-motiv de tous les manuels d'enseignement de géographie du secondaire. On rappellera juste que l'hypothèse centrale de la théorie est celle d'une succession de stades caractérisés par une évolution de la part relative des secteurs primaire, secondaire et tertiaire dans l'emploi total, au fur et à mesure du passage d'une économie traditionnelle (domination du secteur primaire)  à une économie industrielle (domination du secteur secondaire) et une économie post-industrielle (domination du secteur tertiaire). La figure déjà citée de D. Noin (1988) montre le déroulement-type de l'évolution des secteurs dans un pays traversant ces différentes phases.
 

Critique empirique et méthodologique du schéma de Rostow

Très peu d'auteurs ont cependant pris la peine d'examiner de plus près les modalités précises du schéma de Rostow, le débat se focalisant généralement sur le débat théorique avant même de considérer l'adéquation ou la non-adéquation aux distributions effectivement observées à la surface de la Terre. C'est pourquoi on recommandera vivement la lecture du chapitre 2 de l'ouvrage de C. Vandermotten et P. Marrissal (La production des espaces économiques, T. 1, 1998, éditions de l'ULB) qui, avant de s'interroger sur les objections théoriques que l'on peut adresser à la théorie de Rostow, examine de façon détaillée les configurations d'activité des Etats du Monde de façon à la fois transversale et longitudinale.

Les auteurs s'attachent tout d'abord à préciser la chronologie du décollage économique (Take-off) en examinant deux indicateurs de nature sensiblement différente : la période à laquelle la part de l'emploi agricole est descendue sous le seuil de 50% de l'emploi total et celle à laquelle la part de l'agriculture dans le PIB est tombée en dessous du seuil de 30%. En admettant que la théorie de Rostow soit vraie, on devrait s'attendre à ce que la chronologie du démarrage du décollage économique coïncide dans ses grandes lignes avec la situation économique actuelle des Etats. Or, si cette hypothèse est vérifiée dans ces grandes lignes, on peut constater un certain nombre d'exceptions, notamment celle de l'Argentine qui a connu une baisse précoce de la part de l'emploi et du produit agricole mais aurait semble-t-il raté son décollage économique au moment de la première guerre mondiale. Beaucoup plus significative est sans doute la situation des pays anciennement d'économie socialiste qui ont favorisé à outrance le développement de l'industrie lourde aux dépens de l'agriculture (mais aussi de l'activité tertiaire) et qui connaissent pour beaucoup depuis 1989 une régression dramatique tant de leur potentiel économique que de leur niveau de vie. Il est toutefois clair que cette seconde exception serait aisément interprété par les disciples libéraux de Rostow comme la conséquence négative d'une intervention dans les mécanismes de marché, la théorie du décollage économique postulant une évolution "naturelle" qui ne peut se réaliser dans le cadre de la planification économique ou de l'intervention active de l'Etat ...

Période à laquelle l'emploi agricole est descendu sous le seuil de 50% de l'emploi total

cliquez sur la carte pour l'aggrandir
Dans le commentaire qu'ils proposent de cette carte, les auteurs insistent sur la précocité de la baisse de l'emploi agricole dans les pays neufs de colonisation européenne (Australie, Nouvelle-Zélande) en soulignant que certains ont manqué leur passage au statut de pays dévelopé après la première guerre mondiale (Argentine). La carte révèle également bien le volontarisme industriel des pays socialistes rattachés à l'ancien CAEM qui ont délibérément privilégié l'industrie lourde lors des plans quinquennaux des années 1950-1960, accélérant de ce fait une tendance qui aurait été sans doute différente ou plus longue. 

Vandermotten C., Marrissal P., 1998, La production des espaces économiques, t. 1, Editions de l'ULB, Bruxelles,  p. 61

Période à laquelle la part de l'agriculture est descendue sous le seuil de 30% du PIB

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Raisonnant non plus en terme de population mais en terme de valeur ajoutée, cette seconde carte correspond dans ces grandes lignes à la précédente, mais permet de détecter un certain nombre de nuances. Les écarts les plus révélateurs concernent les pays disposant de ressources minières ou de sources d'énergie fossiles (Libye, Arabie Saoudite, Zambie, ...) dont le produit a été précocement orienté vers le secteur industriel, même si l'exploitation demeurait dans un premier temps aux mains de sociétés étrangère. La carte révèle également des nuances significatives à l'intérieur des pays du Tiers-Monde (ex. comparaison Chine/Inde) qui n'étaient pas visibles sur la précédente.

Vandermotten C., Marrissal P., 1998, ibid., p. 61

Des exceptions plus significatives à la théorie de Rostow apparaissent toutefois lorsque l'on examine les différences entre la ventilation des secteurs économiques selon le critère de l'emploi (population active) ou selon le critère de la valeur ajoutée (PIB). Déjà sensibles lorsque l'on compare les deux chronologies du décollage économique, ces différences sautent aux yeux lorsque l'on compare l'évolution longitudinale des trois secteurs primaire, secondaire et tertiaires dans les pays à transition ancienne (actuels pays développés) et sa situation transversale dans les pays actuellement en développement.

Confrontation des approches transversales et longitudinales de la théorie de Rostow

 cliquez sur la carte pour l'aggrandir
Le graphique triangulaire permet de suivre aisément la trajectoire historique de pays ayant achevé leur transition industrielle (France, Belgique, Allemagne, ...) et de la confronter à la distribution actuelle de pays supposé être aux différents stades de la même transition. 
On constate alors que les deux types de trajectoires ne coïncident pas et que le fort accroissement de la part du  secteur secondaire dans l'emploi total (> 40%) qui a caractérisé les transitions ouest-européennes et socialistes ne se retrouve pas dans la distribution actuelle des pays en développement. Pour ces derniers, la réduction de la part de l'agriculture conduit à une part maximum de l'emploi industriel qui ne dépasse guère 25% et l'emploi tertiaire semble constituer précocement  le débouché principal de l'exode rural, si l'on s'en tient aux statistiques disponibles.

Vandermotten C., Marrissal P., 1998, ibid., p. 62

Kondratieff versus Rostow : le retour de l'histoire

La contradiction révélée par le schéma de Vandermotten et Marissal pourrait évidemment s'interpréter, comme dans le cas du raccourcissement des temps de transition démographique, par une hypothétique accélération de l'histoire qui verrait les pays à transition économique tardive "shunter" l'une des phases du développement normal de l'économie. Mais une explication beaucoup plus simple et théoriquement beaucoup plus solide réside dans la prise en compte du moment historique où se produisent les transitions.

Si les transitions économiques actuelles ont généré une part beaucoup plus faible d'emploi industriel que les transitions antérieures, c'est probablement tout simplement parce qu'elles ont été impulsées par des capitaux extérieurs et par des acteurs économiques des pays développés disposant de technologies beaucoup plus économes de main d'oeuvre que celles qui prévalaient en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Les cycles économiques et les découvertes technologiques qui rythment l'économie mondiale constituent une variable globale d'environnement qui conditionne très fortement l'évolution des économies locales. Le fait qu'un Etat ait démarré son décollage économique dans le cadre des premier, deuxième, troisième ou quatrième cycle identifiés par Kondratieff ne peut pas être indifférents aux modalités particulières que cette transition va prendre. Et l'on pourrait ajouter que le fait que ce décollage se produise dans une phase ascendante (A) ou descendante (B) du cycle d'innovation associé à chacun des Kondratieff va également peser fortement sur l'efficacité et la durée des transitions.

Sans détailler ce point en détail (l'étudiant est invité à se reporter pour plus de détail à l'ouvrage de Vandermotten & Marissal, 1998), on insistera sur le fait que l'erreur majeure de la théorie de Rostow est d'ignorer, ou de feindre d'ignorer, que le décollage économique des Etats se produit dans des conditions historiques et géographiques précises et que, faute d'introduire l'espace et le temps dans l'analyse, on aboutit à un schéma d'analyse inapplicable et infalsifiable (non scientifique).

Autre critique théorique et méthodologique de la théorie de Rostow : la pertinence des trois secteurs d'activité

Une autre critique fondamentale de la théorie de Rostow réside dans la discussion de la pertinence des catégories d'activité élaborées par C. Clark (Primaire, Secondaire, Tertiaire) et qui lui servent de fondement. Plusieurs géographes marxistes, notamment français (Equipe "Géographie du système productif" du laboratoire Strates : P. Beckouche, F. Damette, J. Scheibling) ont proposé des regroupements différents des activités productives, suceptibles de produire des visions du monde et de l'histoire radicalement différentes de celle postulée par l'interprétation libérale américaine. Il propose notamment de remplacer la trilogie de C. Clark par une autre trilogie fondamentale opposant les secteurs productif (I), périproductif (II) et reproduction sociale (III), eux même subdivisés en secteurs plus fins tels que la reproduction simple (III-a) et la reproduction élargie (III-b).

Une autre catégorisation des activités
Damette F. & Scheibling J., 1997, La France : permanences et mutations, Hachette-Sup, Paris p. 90

Sans développer en détail les fondements théoriques de cette nouvelle classification et ses avantages par rapport à la classification traditionnelle de C. Clark (l'étudiant est invité à lire attentivement le chap. 4 de l'ouvrage de Damette & Scheibling, 1997), on insistera sur le fait que, quelles que soit ses qualités,elle est difficilement applicable à l'échelle mondiale dans la mesure où les statistiques accessibles au niveau mondial n'autorisent pas d'autres critères de comparaison que les fameux secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Ce n'est en effet pas par hasard si Damette & Scheibling ont mis au point leur nouvelle classification dans le cadre d'une étude comparative des régions françaises, puisque, et non sans difficultés, ils ont été obligé de partir d'une nomenclature très fine des activités pour reconstituer de novelles catégories et briser la grille de lecture habituelle. Or, il est bien évident que les difficultés seraient centuplés si l'on tentait de reproduire le même exercice à l'échelle des 150 à 200 Etats du Monde (on ne saurait toutefois trop  insister sur l'intérêt d'un tel exercice et l'on ne peut que pousser des étudiants motivés à tenter de reproduire l'expérience tentée par Damette & Scheibling  sur d'autres Etats que la France).

Rejoignant les remarques faites au début de ce chapitre sur le caractère stratégique et politique des données statistiques, cet exemple montre parfaitement comment un pouvoir mondial (en l'occurence celui des Etats-Unis) est à même d'imposer une certaine vision du monde à travers la mise en place de catégorisation statistiques qui, loin de répondre à de simples commodités de dénombrement sont en fait de véritables outils de promotion au service d'une idéologie.
 

B.2.3 Les transitions : réalités ou fictions idéologiques ?


Multiplier les exemples en ajoutant aux deux exemples précédents celui des transitions urbaine, sanitaire, migratoire, etc. ne semble pas utile dans la mesure où, on s'en rend compte en comparant les cartes de transition démographique et de transition économique, il existe des liens étroits entre tous les facteurs ayant servi d'objet aux théories de la transition. A quelques nuances près (non dénuées d'intérêt, d'ailleurs), toutes les chronologies transitionnelles affichent peu ou prou les même configurations spatiales et révèlent le même ordre entre des pays à transition précoce ou achevée (Europe de l'Ouest, Etats-Unis, Japon, ...), des pays en cours de transition (Amérique latine, Chine, Afrique du Nord, Proche Orient, Asie du Sud-est, ...) et des pays dit "en retard", c'est-à-dire situés aux tout premiers stades du déroulement considéré comme "normal" (Afrique subsaharienne, une partie de l'Amérique centrale, une partie des pays d'Asie du Sud). Elles révèlent également la situation complexe et atypique des pays anciennement d'économie socialiste dont les sorties de transition se démarquent nettement de celle des pays d'économie capitalise et peuvent être interprétées, dans certains cas, comme des "retours en arrière" si l'on admet la logique inhérente aux théories du "progrès".

Malgré les critiques dont nous avons pu émailler leur présentation, force est de reconnaître la puissance évocatrice et démonstrative de ces théories qui fournissent à l'esprit humain (et à l'étudiant en mal de révision...) des cadres de pensée simples et clairs pour dire et représenter le Monde. Ces cadres de pensée sont d'autant plus difficiles à briser que les différentes théories de la transition se renforcent les unes les autres, en affichant des résultats largement similaires sur l'ensemble des critères considérés. L'effort critique nécessaire pour, si ce n'est les invalider, tout au moins les soumettre à un examen scientifique objectif est d'autant plus important que les théories de la transition s'appuient sur un cadre territorial (les Etats) et sur des données statistiques (nomenclatures internationales) dont il est particulièrement difficile de s'affranchir lorsque l'on veut étudier le Monde dans son ensemble.

Trois axes de réflexion (au moins) doivent toutefois nous permettre d'esquisser une remise en cause critique des implicites théoriques et méthodologiques qui fondent ces théories :