Ces théories de la transition ne sont à vrai dire l'apanage d'aucune idéologie politique particulière et C. Grataloup a souligné dans le chapitre précédent du cours (A. Penser le Monde en géographe) les parallèles nombreux qui existent entre la théorie du décollage économique d'inspiration libérale de Rostow et la théorie de la succession historique des modes de production développée par l'approche marxiste. Dans l'un et l'autre cas, on est en présence de théories "optimistes" de l'histoire qui postulent l'existence d'un stade final de l'évolution historique auquel tous les Etats et les sociétés sont appelés à se conformer pour leur plus grand bien. Que cette fin de l'histoire soit le mode de production socialiste (propriété collective des moyens de production) ou la société post-industrielle de consommation et d'économie capitaliste sur le modèle nord-américain crée évidemment certaines différences entre les modèles proposés. Mais le point commun aux deux théories est le postulat d'une fin de l'histoire (Fukuyama, Marx) ou, à tout le moins, d'une orientation de la flèche du temps dans une direction dominante. On peut parler dans certain cas d'idéologies messianiques, tant apparaît l'idée implicite d'une volonté divine ou d'une raison en marche (Hegel) guidant l'évolution historique des peuples et des nations.
Un autre point remarquable et caractéristique de l'ensemble des théories de la transition est le fait qu'elles aient été élaborées et construites de façon explicite dans le cadre du maillage étatique, même si beaucoup prévoient à terme un effacement des Etats au profit d'une organisation mondiale ou supranationale de l'économie ou de la société. Il est indéniable que le choix de la grille étatique dans l'élaboration de ces théories répond tout d'abord à une simple commodité statistique : les informations susceptibles de permettre une lecture universelle (mondiale) d'un phénomène n'étant généralement accessibles qu'à ce niveau (Cf. Introduction de ce chapitre) . Mais le choix des Etats comme grille pertinente de lecture des transitions à l'échelon mondial est sans doute également profondément révélateur de la période historique à laquelle ces théories furent élaborées (1840-1970). Enfin, et de façon plus théorique, on peut se demander si les idéologies de la transition n'imposent pas, par leur nature même, une vision spatialement discrète (territoriale) de l'organisation des sociétés à l'échelle mondiale. C'est-à-dire que l'on peut se demander si de telles théories auraient encore un sens dans le cadre d'une grille de lecture spatialement continue de l'humanité, non plus considérée comme un ensemble de sous-systèmes relativement fermés mais comme des systèmes largement ouverts aux influences extérieures et entre lesquels les flux engendrent des processus de diffusion ou d'échange à tous les échelons territoriaux (hiérarchiques ou sécants) et non pas à un niveau privilégié qui serait celui des Etats. On reviendra sur cette importante question dans le cadre du chapitre D "Un monde sans frontière".
On remarquera enfin qu'il existe une ambiguïté
fondamentale de ces théories en ce qui concerne leurs rapports
au temps et à l'histoire. En tant que théories du progrès
global et de l'évolution de l'humanité, elles proposent en
effet des schémas d'évolution chronologiques fondés
soit sur les valeurs moyennes de l'humanité à un instant
donnée, soit sur les valeurs maximales (ou minimales) atteintes
par les portions du monde les plus avances dans le processus. De tels schémas
utilisent une échelle temporelle explicitement graduée des
origines de l'humanité (ou du moins depuis la révolution
néolithique) jusqu'à la période actuelle et peuvent
être considérés comme des schémas historiques.
Mais si les décalages entre les Etats sont trop important, on recourre
à des croquis illustrant une évolution-type, et pour lesquels
l'échelle de temps n'est pas graduée (Cf.
la transition démographique), ce qui en fait des schémas
théoriques. La distinction n'est cependant pas toujours claire
et, à titre d'exemple, on pourra comparer les différentes
figures proposées par D. Noin (1988) pour présenter un schéma
d'évolution de l'humanité au terme de sa géographie
mondiale de la population. Si certaines de ces figures reposent clairement
sur des valeurs historiques moyennes de l'humanité (population,
richesse,
innovations technologiques dans les domaines de l'agriculture,
l'industrie,
les
transports ou les communications
),
d'autres renvoient à des modèles théoriques qui ne
correspondent pas à des moyennes historiques et produisent des figures
inexactes par rapport à la légende chronologique qui
leur est associée (transition
démographique, secteurs
d'activité, urbanisation,
types de mobilité,
migrations).
Comme il ne saurait être question dans le temps
imparti à cet enseignement de faire le tour de l'ensemble des théories
transitionnelles, on se focalisera plus précisément sur les
deux plus célèbres : la théorie de la transition démographique
sera longuement développée et confrontée aux données
disponibles ; la théorie du décollage et de la transition
économique sera plus rapidement évoquée.
Schéma-type de la transition démographique (Chesnais J.C., 1986)
Cette figure tirée d'un ouvrage de référence
sur la théorie de la transition démographique (Chesnais,
1986) illustre les différentes phases du déroulement-type
de la transition démographique. On considère que le début
de la transition (Ta) correspond au début de la baisse historique
de la mortalité tandis que la fin de la transition (Tw) correspond
à la fin de la chute du taux de natalité ou du moins à
sa stabilisation par rapport au taux de mortalité. Entre les deux
régimes d'équilibre (pré-transitionnel et post-transitionnel)
on peut ajouter un troisième point de repère (Tb) qui correspond
au début de la baisse de la fécondité et qui coïncide,
grosso-modo, avec la période de gonflement maximum de la population
par accroissement naturel. La phase [Ta,Tb] correspond donc au gonflement
de la croissance démographique et la période [Tb, Tw] au
rétrécissement progressif de la croissance. Ce schéma
n'est cependant valable que dans le cas d'une population isolée
et les migrations de population peuvent introduire des variations substantielles
du taux d'accroissement, ainsi que des modifications de la durée
respective des périodes de transition.
Source : Chesnais J.C., 1986, La transition démographique - Etapes, formes, implications économiques, PUF, INED, Cahier n° 113, 580 p. |
Il convient toutefois de signaler que la plupart de ces
manuels se limitent à une présentation très simple
(voire simpliste) du mécanisme de la transition démographique
et de ses implications, sans la relier aux causes ou conséquences
économiques et sociales multiples qui lui sont associées.
Or, on est fondé à penser que la transition démographique
ne constitue nullement un phénomène autonome mais s'inscrit
au contraire dans un mouvement beaucoup plus global de mutation des sociétés.
Cette appréhension systémique du phénomène
de la transition démographique est particulièrement bien
développée dans l'ouvrage de référence
J.C. Chesnais (1986) ainsi que dans l'ouvrage plus simple mais également
utile de D. Noin (1987) sur la géographie de la population.
L'hypothèse de l'existence d'un schéma commun d'évolution valable pour l'ensemble des pays du monde mais avec d'éventuels décalages dans les périodes de démarrage du processus permet en effet d'interpréter les différences de niveaux démographiques observables à une date donnée comme de simples décalages de calendrier à l'intérieur d'un mouvement général appelé à concerner l'ensemble de l'humanité.
Une difficulté, souligné de longue date par de nombreux auteurs (et que l'on retrouvera à propos de la théorie du décollage économique de Rostow) tient au problèmes de non-concordance entre les calendriers historiques et les calendriers théoriques, c'est-à-dire au fait que la vitesse de la transition peut être plus ou moins grande selon le moment historique auquel elle se produit. Très concrètement, cela signifie que la théorie permet de prédire la forme générale du processus affectant un pays (décalage de la baisse des deux courbes de fécondité et de mortalité) mais n'indique pas ses modalités précises (nombre d'années entre Ta, Tb et Tw) ce qui, du même coup, interdit de produire des prévisions précises, notamment en terme d'effectif futur de la population des états et du Monde dans son ensemble.
Ainsi, on a longtemps cru que l'humanité franchirait
le seuil des 10 milliards d'hommes avant la fin du XXe siècle (prévisions
du Club de Rome dans les années 1960-70) car l'on avait tablé
sur des durées de transition démographique dans les pays
du tiers-monde aussi longue que celles qu'avaient connus les pays d'Europe
de l'ouest à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle. Or, la durée beaucoup plus courte que prévue
entre le début de la baisse de la natalité et celui de la
baisse de la mortalité a mécaniquement réduit très
fortement l'intervalle de très forte croissance de la population,
au moins dans un certain nombre de pays très peuplés du tiers-monde
(Chine, Inde, Indonésie, Brésil, Mexique). L'hypothèse
d'une accélération de l'histoire, c'est-à-dire
d'une réduction des temps de transition constitue alors une hypothèse
auxiliaire indispensable à la validitation empirique de la théorie
de la transition démographique, mais elle peut aussi apparaître
aux yeux des opposants à cette théorie comme un artifice
destiné à sauver à tout prix l'adéquation entre
le modèle et les faits empiriques.
Approche systémique de la transition démographique : stocks et flux
On visualise généralement les étapes de la transition démographique en se fondant sur l'analyse des entrées et des sorties du système fondant l'évolution "naturelle" de la population (natalité et mortalité), mais on se place ce faisant dans l'hypothèse d'un système fermé puisque l'on néglige le rôle pourtant essentiel des migrations internationales. L'évolution "réelle" de la population est celle d'un système ouvert qui comporte certes des régulations internes mais qui peut aussi bénéficier de régulations externes, à l'exemple de l'émigration européenne vers l'Amérique du Nord, au coeur de la phase d'accroissement maximum du peuplement. On peut ainsi se demander si la relativement longue durée des transitions démographiques ouest-européennes n'est pas directement liée à la présence d'exutoires démographiques extérieurs et si, dans l'hypothèse où l'émigration outre-atlantique n'aurait pas été possible, on n'aurait pas assisté à une contraction beaucoup plus rapide des taux de natalité. A contrario, on se demandera si la rapidité des transitions actuelles dans les pays en voie de développement n'est pas pour partie influencée par les restrictions croissantes à l'émigration vers les pays développées et, plus généralement, vers des parties du globe ouverte à l'immigration.
Migrations, économie et démographie : la fin des tabous ?
Ce "préjugé naturaliste" qui porte beaucoup d'auteurs à éliminer les mouvements migratoires de l'étude de la dynamique des sociétés humaines est encore largement répandu. A preuve, le simulateur de population présenté dans le CD-Rom 6 milliards d'hommes qui propose de contrôler l'évolution d'une population en n'agissant que sur deux les deux "manettes" constituées par l'espérance de vie et la fécondité, ignorant délibérément le rôle capital que peuvent jouer les migrations dans la régulation tant économique que social des Etats et des sociétés. Loin d'être innocent, ce préjugé naturaliste renvoie à des options idéologiques fondamentales sur la nature des peuples et des relations qu'ils entretiennent au cours de l'histoire de l'Humanité. Un rapport récent des Nations-Unies (paru au début de l'année 2000) a ainsi souligné crûment le fait que les Etats riches à démographie vieillissante ne pourraient probablement maintenir leur niveau de vie et leur système de retraite au XXI e siècle qu'en recourrant massivement, et dès maintenant, à une immigration massive en provenance des pays du Tiers-Monde. Des hommes politiques, même idéologiquement opposés depuis plusieurs années à l'immigration, défendent aujourd'hui le recours à une immigration sélective de main d'oeuvre qualifiée, non pas dans un souci altruiste d'aide aux peuples du Tiers-Monde, mais dans l'intérêt bien compris et égoïste des pays les plus développés. Ainsi, le gouvernement social-démocrate de G. Schröder a proposé d'autoriser voire de favoriser l'immigration de 30000 informaticiens d'Inde ou d'Europe centrale dans les années à venir, afin de soulager les tensions salariales sur un créneau du marché du travail en pleine expansion. Saluée unanimement par le patronnat allemand, cette mesure a été fortement critiquée par les syndicats qui y voient une pression visant à faire baisser les salaires dans un créneau porteur, et préféreraient des mesures de soutien à la formation des chômeurs (Le Monde, 26 Fev. 2000, p. 21) |
D'un point de vue systémique on peut également s'interroger sur le fait que la plupart des présentations de la théorie de la transition démographique se focalisent sur l'évolution des variables d'entrées-sorties (flux) du système (taux de natalité et de mortalité) alors que d'autres théories transitionnelles, notamment celle de Rostow se focalisent sur les variables d'état (stocks) du système (% des secteurs primaire, secondaire et tertiaire). D'un point de vue économique et social, l'état du système démographique, c'est-à-dire sa structure par âge et par sexe constitue pourtant un paramètre beaucoup plus intéressant (et beaucoup plus stable au cours du temps) qu'un taux de natalité ou de mortalité qu'il détermine dans une large et mesure et qui peut subir des fluctuations accidentelles. Indépendamment des fluctuations de la mortalité et de la fécondité, un système démographique peut maintenir durablement sa structure par âge, pour peu que des politiques d'émigration ou dimmigration interviennent comme facteur de régulation. Inversement, une stabilité des taux de natalité et de mortalité peut s'accompagner de modifications continues de la structure par âge, notamment dans le cas du vieillissement d'une population post-transitionnelle.
Une appréhension juste de la situation des Etats du Monde par rapport au processus de transition démographique se doit donc de combiner l'analyse des stocks et des flux afin de mieux cerner les trajectoires passées et futures des Etats par rapport à l'instant présent. C'est pourquoi, dans l'analyse qui va suivre, on procédera à une description de la situation démographique des Etats du Monde en 1999 qui combine les 4 indicateurs suivants : taux brut de natalité, taux brut de mortalité, proportion de jeunes (0-14 ans) dans la population totale et proportion de vieux (65 ans et +) dans la population totale .Pour éviter que les Etats de petite taille ne fausse les résultats des analyses multivariées, l'analyse en composante principales (ACP) et la classification ascendante hiérarchique (CAH) ont été effectuées en pondérant chaque Etat par sa population en 1999.
Enseignements tirés de l'analyse multivariée : une validation ambiguë de la théorie
De prime abord, les résultats d'une classification ascendante hiérarchique effectuée sur le tableau des Etats du Monde décrits par leurs taux de natalité et de mortalité en 1999 ainsi que par leur proportion de jeunes (- de 15 ans) et de vieux (+ de 65 ans) semble conforter parfaitement la théorie de la transition démographique. En effet les neuf classes que l'on peut identifier s'organisent parfaitement selon une progression de type "chronologique" allant des états les moins avancés dans le processus de transition démographique (type 1 ou 2) aux Etats les plus avancés (type 7, 8, 9) avec toute une série de situations intermédiaires (type 3, 4, 5 et 6).
Tout au plus notera-t-on quelques irrégularités, comme le fait que la classe 3 précède la classe 4 du point de vue de l'évolution des taux de natalité et de mortalité mais devrait lui succéder du point de vue de l'évolution des structures par âge. On pourra également s'interroger sur la spécificité de la classe 9 qui marque un décrochement brutal et qui semble être davantage une variante de la classe 8 que sa simple suivante dans un hypothétique ordre chronologique (nous reviendrons sur ce point).
Il n'en demeure pas moins que la classification confirme
de façon spectaculaire l'existence d'une dimension explicative
unique, susceptible de rendre compte de l'ensemble des différences
observées entre les Etats du Monde.
Résultats de la CAH effectuée sur la situation démographiques des Etats du Monde en 1999
Classe | Etats | Popul. | Tx. | °/°° | Age | % | ||||
Nb | % | Millions | % | NAT | MOR | ACN | JEU | ADU | VIE | |
1 | 43 | 22% | 549 | 9% | 44 | 16 | 28 | 46 | 51 | 3 |
2 | 26 | 13% | 382 | 6% | 37 | 11 | 26 | 42 | 54 | 4 |
3 | 16 | 8% | 1354 | 23% | 28 | 8 | 20 | 36 | 60 | 4 |
4 | 8 | 4% | 319 | 5% | 26 | 7 | 19 | 41 | 56 | 4 |
5 | 31 | 16% | 686 | 11% | 23 | 6 | 16 | 33 | 62 | 5 |
6 | 23 | 12% | 1512 | 25% | 16 | 7 | 9 | 26 | 67 | 7 |
7 | 38 | 19% | 651 | 11% | 13 | 9 | 4 | 20 | 66 | 14 |
8 | 6 | 3% | 317 | 5% | 10 | 9 | 1 | 15 | 69 | 16 |
9 | 8 | 4% | 230 | 4% | 9 | 14 | -5 | 20 | 67 | 13 |
Total | 199 | 100% | 5980 | 100% | 23 | 9 | 14 | 31 | 62 | 7 |
Profil des 9 classes de la CAH pour les taux de natalité et de mortalité en 1999 |
Profil des 9 classes de la CAH pour les structures par âge en 1999 |
L'analyse en composante principale effectuée sur
le même tableau semble de prime abord contredire cette hypothèse
d'une explication unique puisqu'elle met en évidence la présence
de deux axes factoriels significatifs et non pas d'un seul. Toutefois,
l'analyse du nuage de point révèle une colinéarité
entre les deux axes (effet "Guttman") qui traduit bien l'existence d'un
facteur unique mais de nature complexe liant l'ensemble des variables
introduites dans l'analyse. L'analyse détaillée du plan factoriel
n'en demeure pas moins intéressante car elle permet d'affiner un
peu l'analyse des trajectoires des Etats par rapport au modèle général
de la transition démographique.
ACP-CAH sur la situation démographique des Etats du Monde en 1999 |
|
Distribution spatiale des niveaux d'avancement de la transition démographique dans le monde
On peut synthétiser les résultats de l'analyse
précédente en dénombrant le nombre d'Etats et la population
associés à chacune des classes établies précédemment
puis en les localisant à la surface de la Terre
Distribution des Etats et de la population du Monde en fonction du degré d'avancement de la transition démographique |
Un schéma idéologique véhiculé
massivement par l'enseignement secondaire
On ne reviendra pas en détail sur les fondements
idéologiques de la théorie de Rostow qui ont déjà
été présentés par C. Grataloup dans le premier
chapitre du cours et qui constitue un (pénible) leit-motiv de tous
les manuels d'enseignement de géographie du secondaire. On rappellera
juste que l'hypothèse centrale de la théorie est celle d'une
succession de stades caractérisés par une évolution
de la part relative des secteurs primaire, secondaire et tertiaire dans
l'emploi total, au fur et à mesure du passage d'une économie
traditionnelle (domination du secteur primaire) à une économie
industrielle (domination du secteur secondaire) et une économie
post-industrielle (domination du secteur tertiaire). La figure déjà
citée de D. Noin (1988) montre le déroulement-type
de l'évolution des secteurs dans un pays traversant ces différentes
phases.
Critique empirique et méthodologique du schéma de Rostow
Très peu d'auteurs ont cependant pris la peine d'examiner de plus près les modalités précises du schéma de Rostow, le débat se focalisant généralement sur le débat théorique avant même de considérer l'adéquation ou la non-adéquation aux distributions effectivement observées à la surface de la Terre. C'est pourquoi on recommandera vivement la lecture du chapitre 2 de l'ouvrage de C. Vandermotten et P. Marrissal (La production des espaces économiques, T. 1, 1998, éditions de l'ULB) qui, avant de s'interroger sur les objections théoriques que l'on peut adresser à la théorie de Rostow, examine de façon détaillée les configurations d'activité des Etats du Monde de façon à la fois transversale et longitudinale.
Les auteurs s'attachent tout d'abord à préciser la chronologie du décollage économique (Take-off) en examinant deux indicateurs de nature sensiblement différente : la période à laquelle la part de l'emploi agricole est descendue sous le seuil de 50% de l'emploi total et celle à laquelle la part de l'agriculture dans le PIB est tombée en dessous du seuil de 30%. En admettant que la théorie de Rostow soit vraie, on devrait s'attendre à ce que la chronologie du démarrage du décollage économique coïncide dans ses grandes lignes avec la situation économique actuelle des Etats. Or, si cette hypothèse est vérifiée dans ces grandes lignes, on peut constater un certain nombre d'exceptions, notamment celle de l'Argentine qui a connu une baisse précoce de la part de l'emploi et du produit agricole mais aurait semble-t-il raté son décollage économique au moment de la première guerre mondiale. Beaucoup plus significative est sans doute la situation des pays anciennement d'économie socialiste qui ont favorisé à outrance le développement de l'industrie lourde aux dépens de l'agriculture (mais aussi de l'activité tertiaire) et qui connaissent pour beaucoup depuis 1989 une régression dramatique tant de leur potentiel économique que de leur niveau de vie. Il est toutefois clair que cette seconde exception serait aisément interprété par les disciples libéraux de Rostow comme la conséquence négative d'une intervention dans les mécanismes de marché, la théorie du décollage économique postulant une évolution "naturelle" qui ne peut se réaliser dans le cadre de la planification économique ou de l'intervention active de l'Etat ...
Période à laquelle l'emploi agricole est descendu sous le seuil de 50% de l'emploi total
Période à laquelle la part de l'agriculture est descendue sous le seuil de 30% du PIB
Des exceptions plus significatives à la théorie de Rostow apparaissent toutefois lorsque l'on examine les différences entre la ventilation des secteurs économiques selon le critère de l'emploi (population active) ou selon le critère de la valeur ajoutée (PIB). Déjà sensibles lorsque l'on compare les deux chronologies du décollage économique, ces différences sautent aux yeux lorsque l'on compare l'évolution longitudinale des trois secteurs primaire, secondaire et tertiaires dans les pays à transition ancienne (actuels pays développés) et sa situation transversale dans les pays actuellement en développement.
Confrontation des approches transversales et longitudinales de la théorie de Rostow
Kondratieff versus Rostow : le retour de l'histoire
La contradiction révélée par le schéma de Vandermotten et Marissal pourrait évidemment s'interpréter, comme dans le cas du raccourcissement des temps de transition démographique, par une hypothétique accélération de l'histoire qui verrait les pays à transition économique tardive "shunter" l'une des phases du développement normal de l'économie. Mais une explication beaucoup plus simple et théoriquement beaucoup plus solide réside dans la prise en compte du moment historique où se produisent les transitions.
Si les transitions économiques actuelles ont généré une part beaucoup plus faible d'emploi industriel que les transitions antérieures, c'est probablement tout simplement parce qu'elles ont été impulsées par des capitaux extérieurs et par des acteurs économiques des pays développés disposant de technologies beaucoup plus économes de main d'oeuvre que celles qui prévalaient en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Les cycles économiques et les découvertes technologiques qui rythment l'économie mondiale constituent une variable globale d'environnement qui conditionne très fortement l'évolution des économies locales. Le fait qu'un Etat ait démarré son décollage économique dans le cadre des premier, deuxième, troisième ou quatrième cycle identifiés par Kondratieff ne peut pas être indifférents aux modalités particulières que cette transition va prendre. Et l'on pourrait ajouter que le fait que ce décollage se produise dans une phase ascendante (A) ou descendante (B) du cycle d'innovation associé à chacun des Kondratieff va également peser fortement sur l'efficacité et la durée des transitions.
Sans détailler ce point en détail (l'étudiant est invité à se reporter pour plus de détail à l'ouvrage de Vandermotten & Marissal, 1998), on insistera sur le fait que l'erreur majeure de la théorie de Rostow est d'ignorer, ou de feindre d'ignorer, que le décollage économique des Etats se produit dans des conditions historiques et géographiques précises et que, faute d'introduire l'espace et le temps dans l'analyse, on aboutit à un schéma d'analyse inapplicable et infalsifiable (non scientifique).
Autre critique théorique et méthodologique de la théorie de Rostow : la pertinence des trois secteurs d'activité
Une autre critique fondamentale de la théorie de Rostow réside dans la discussion de la pertinence des catégories d'activité élaborées par C. Clark (Primaire, Secondaire, Tertiaire) et qui lui servent de fondement. Plusieurs géographes marxistes, notamment français (Equipe "Géographie du système productif" du laboratoire Strates : P. Beckouche, F. Damette, J. Scheibling) ont proposé des regroupements différents des activités productives, suceptibles de produire des visions du monde et de l'histoire radicalement différentes de celle postulée par l'interprétation libérale américaine. Il propose notamment de remplacer la trilogie de C. Clark par une autre trilogie fondamentale opposant les secteurs productif (I), périproductif (II) et reproduction sociale (III), eux même subdivisés en secteurs plus fins tels que la reproduction simple (III-a) et la reproduction élargie (III-b).
Une autre catégorisation des activités
Damette F. & Scheibling J., 1997, La France : permanences et mutations, Hachette-Sup, Paris p. 90 |
Sans développer en détail les fondements théoriques de cette nouvelle classification et ses avantages par rapport à la classification traditionnelle de C. Clark (l'étudiant est invité à lire attentivement le chap. 4 de l'ouvrage de Damette & Scheibling, 1997), on insistera sur le fait que, quelles que soit ses qualités,elle est difficilement applicable à l'échelle mondiale dans la mesure où les statistiques accessibles au niveau mondial n'autorisent pas d'autres critères de comparaison que les fameux secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Ce n'est en effet pas par hasard si Damette & Scheibling ont mis au point leur nouvelle classification dans le cadre d'une étude comparative des régions françaises, puisque, et non sans difficultés, ils ont été obligé de partir d'une nomenclature très fine des activités pour reconstituer de novelles catégories et briser la grille de lecture habituelle. Or, il est bien évident que les difficultés seraient centuplés si l'on tentait de reproduire le même exercice à l'échelle des 150 à 200 Etats du Monde (on ne saurait toutefois trop insister sur l'intérêt d'un tel exercice et l'on ne peut que pousser des étudiants motivés à tenter de reproduire l'expérience tentée par Damette & Scheibling sur d'autres Etats que la France).
Rejoignant les remarques faites au début de ce
chapitre sur le caractère stratégique et politique des données
statistiques, cet exemple montre parfaitement comment un pouvoir mondial
(en l'occurence celui des Etats-Unis) est à même d'imposer
une certaine vision du monde à travers la mise en place de catégorisation
statistiques qui, loin de répondre à de simples commodités
de
dénombrement sont en fait de véritables outils de promotion
au service d'une idéologie.
Multiplier les exemples en ajoutant aux deux exemples
précédents celui des transitions urbaine, sanitaire, migratoire,
etc. ne semble pas utile dans la mesure où, on s'en rend compte
en comparant les cartes de transition démographique et de transition
économique, il existe des liens étroits entre tous les facteurs
ayant servi d'objet aux théories de la transition. A quelques nuances
près (non dénuées d'intérêt, d'ailleurs),
toutes les chronologies transitionnelles affichent peu ou prou les même
configurations spatiales et révèlent le même ordre
entre des pays à transition précoce ou achevée (Europe
de l'Ouest, Etats-Unis, Japon, ...), des pays en cours de transition (Amérique
latine, Chine, Afrique du Nord, Proche Orient, Asie du Sud-est, ...) et
des pays dit "en retard", c'est-à-dire situés aux tout premiers
stades du déroulement considéré comme "normal" (Afrique
subsaharienne, une partie de l'Amérique centrale, une partie des
pays d'Asie du Sud). Elles révèlent également la
situation complexe et atypique des pays anciennement d'économie
socialiste dont les sorties de transition se démarquent nettement
de celle des pays d'économie capitalise et peuvent être interprétées,
dans certains cas, comme des "retours en arrière" si l'on admet
la logique inhérente aux théories du "progrès".
Malgré les critiques dont nous avons pu émailler leur présentation, force est de reconnaître la puissance évocatrice et démonstrative de ces théories qui fournissent à l'esprit humain (et à l'étudiant en mal de révision...) des cadres de pensée simples et clairs pour dire et représenter le Monde. Ces cadres de pensée sont d'autant plus difficiles à briser que les différentes théories de la transition se renforcent les unes les autres, en affichant des résultats largement similaires sur l'ensemble des critères considérés. L'effort critique nécessaire pour, si ce n'est les invalider, tout au moins les soumettre à un examen scientifique objectif est d'autant plus important que les théories de la transition s'appuient sur un cadre territorial (les Etats) et sur des données statistiques (nomenclatures internationales) dont il est particulièrement difficile de s'affranchir lorsque l'on veut étudier le Monde dans son ensemble.
Trois axes de réflexion (au moins) doivent toutefois
nous permettre d'esquisser une remise en cause critique des implicites
théoriques et méthodologiques qui fondent ces théories
: