D UN MONDE SANS FRONTIERES

D.1 Limites de la grille d'analyse territoriale (Monde par Etat)

Licence de géographie
Université Paris VII - 1999-2000
Claude GRASLAND
 

INTRODUCTION

Après avoir discuté les limites des grilles de lecture territoriales (i.e. fondées sur l'emploi d'un maillage) du Monde, on va montrer la nécessité de construire d'autres approches fondées sur l'emploi d'une grille de lecture spatiale continue (i.e. fondée sur une fonction de voisinage dépendant de la distance au point d'observation) et multiscalaire (i.e. assurant la possibilité d'analyser le phénomène à différents niveaux d'analyse)
 

Limites de la grille de lecture fondée sur le maillage des Etats

Les inégalités de développement qui ont pu être mises en évidence à travers la comparaison des statistiques nationales correspondent sans nul doute à une réalité politique, économique et sociale, mais elles possèdent le double inconvénient (a) de masquer certaines disparités intranationales (puisque chaque pays est considéré comme un tout homogène) et (b) de créer des illusions de continuité ou de discontinuité le long de frontières internationales.

L'utilisation d'un maillage territorial plus fin n'élimine pas complètement l'effet des grilles de lecture nationales.

Le recours à une grille de lecture plus fine que celle des Etats (ex. région de plusieurs pays) constitue une première amélioration mais elle ne suffit pas à s'affranchir totalement de la grille de lecture nationale. En effet, les principes de découpage des unités administratives diffèrent fréquemment d'un Etat à l'autre (population, superficie, forme, fonction des unités territoriales) et des discontinuités artificielles peuvent apparaître le long des frontières, simplement parce que les grilles de lecture territoriale de niveau infra-national sont en discordance de part et d'autre des frontières politiques.
 


Approche spatiale et approche territoriale des distributions géographiques

Pour s'affranchir totalement des grilles de lecture nationales, il faut remplacer l'approche territoriale (utilisation de maillages préexistants) par une approche spatiale (utilisation de voisinages fondés sur la distance ou le temps).

L'approche territoriale se caractérise par l'utilisation de maillages fixes, c'est-à-dire 'une partition de l'espace en unités territoriales deux à deux disjointes : elle est donc par essence productrice de discontinuités le long des limites d'unités servant de grille de lecture à la distribution d'un phénomène. Sa traduction cartographique est la carte choroplèthe où (1) les stocks sont représentés à l'aide de figurés ponctuels, (2) les taux sont représentés à l'aide de plages couvrant le territoire de chaque unité territoriale et (3) les flux sont représentés à l'aide de lignes ou de flèches reliant les unités spatiales d'origine et de destination.

L'approche spatiale se caractérise au contraire par l'utilisation de maillages mobiles, c'est-à-dire de voisinages de portée variable qui sont déplacés successivement en tous points de l'espace d'étude afin de rendre compte de façon continue de  l'intensité locale du phénomène étudié. Sa traduction cartographique sera alors (1) la carte de potentiel pour la distribution des stocks (quantité localisée dans le voisinage), (2) la carte des valeurs lissées pour la distribution des taux (intensité moyenne du phénomène dans le voisinage) et (3) la carte des champs vectoriels indiquant l'orientation et l'intensité des échanges pour la distribution des flux (somme vectorielle des flux envoyés ou reçus).

Il serait absurde de considérer qu'une approche est supérieure à l'autre dans l'absolu. Selon la nature du phénomène étudié et surtout selon le type de questionnement adressé au phénomène étudié, chacune de ces approches peut apparaître légitime. Il convient toutefois de bien mettre à jour les hypothèses implicites (à la fois scientifiques et politiques) qui sous-tendent chacune des représentations possibles d'un phénomène.

Dans le cadre d'une étude sur la géographie du monde contemporain, il est ainsi évident que les deux approches sont nécessaires puisque certains phénomènes relèvent encore clairement de la compétence des Etats (contrôle des migrations, politiques démographiques, imposition fiscale et redistribution des revenus, ...) alors que d'autres sont totalement ou partiellement indifférents aux limites internationales (augmentation de la quantité de gaz à effets de serre dans l'atmosphère, flux spéculatifs de capitaux et d'investissements privés, ...).

Il n'en demeure pas moins que la confrontation des deux approches spatiale et territoriale s'avère en général la plus éclairante puisqu'elle peut révéler des contradictions importantes entre les stratégies nationales et les champs de force internationaux ou transnationaux qui définissent leur environnement spatial. Qu'elle soit spatiale ou territoriale, l'analyse doit de toute façon se déployer à différents niveaux d'analyse pour saisir les phénomènes de distribution géographique à la surface du globe dans toute leur complexité.

Intérêt d'une approche multiscalaire (spatiale ou territoriale)

La plupart des phénomènes étudiés en géographie humaine (ainsi que certains phénomènes de géographie physique) ne peuvent être mesurées de façon objective en tout point de la Terre. Un indice conjoncturel de fécondité nécessite par exemple, pour être valablement mesuré, de disposer d'une population de taille suffisante pour laquelle on connaît la structure par âge des femmes de 15 à 55 ans (par tranches de 5 ans) et la distribution des naissances en fonction de l'âge de la mère (pour les mêmes tranches que précédemment).

La réalisation d'une carte de l'ICF va donc en général se fonder sur l'emploi d'un découpage territorial de l'espace en unités dont la taille peut être très variable : continents, sous-continents, Etats, régions, département, districts, communes ... Ces maillages diffèrent à la fois par leur taille, par leur forme et par leur fonction, de sorte que les images qui pourront être produite d'un même espace risquent d'apparaître sensiblement différentes selon le choix de la grille d'analyse retenue.

L'hypothétique recherche d'un découpage "optimal" de l'espace est un faux problème puisque chaque grille apporte des informations différentes sur la distribution spatiale du phénomène. Le document papier remis en cours sur la distribution de l'ICF en Europe vers 1980 à 3 niveaux différents d'analyse (Etats, régions, communes ou districts) est une illustration du caractère complémentaire des renseignements apportés par chaque niveau d'analyse. Le niveau d'analyse le plus fin n'est pas nécessairement le meilleur et le fait qu'une forte opposition inter-étatique du niveau de fécondité  laisse la place à une zone transnationale de comportement homogène à l'échelon local ne doit pas être considéré comme un biais mais comme un renseignement utile sur les niveaux d'organisation du phénomène étudié.
 

Il n'en demeure pas moins que les grilles territoriales, même envisagées dans une perspective multiscalaire, peuvent dissimuler un certain nombre de structures spatiales (couloirs de forte ou faible fécondité indifférents au tracé des limites d'états ou de régions) et qu'il semblerait utile de disposer d'une méthode de visualisation multiscalaire totalement affranchie du choix toujours plus ou moins arbitraire de limites territoriales. Si la solution à ce problème est conceptuellement simple (au lieu de chercher à mesurer la fécondité de chaque région, on associera à tout point le niveau de fécondité dans un rayon ou un voisinage de N kilomètres ou de K heures), elle soulève certaines difficultés théoriques et méthodologiques qui seront discutées dans la partie suivante de ce chapitre.

Disponibilité des données pour une étude "sans frontières"

Une certaine paresse d'esprit associée à une méconnaissance des sources incitent la plupart des chercheurs à penser qu'il est impossible de constituer des représentations spatiales affranchies de la grille de lecture territoriale. Or, rien n'est plus faux et il existe dans de nombreux domaines d'intérêt de la géographie des bases de données fondées sur des distributions par point ou par carroyage qui se prêtent parfaitement à une analyse "sans frontière".

Pour se limiter à deux exemples qui seront développés dans la suite du chapitre, les données de population et les données environnementales sont de plus en plus collectées sur des supports spatiaux indifférents aux limites politiques et administrative, ce qui facilite leur mise en relation et permet de développer des problématiques intégrées (croissance démographique et développement durable) qui n'auraient guère de sens si l'on se contentait d'utiliser les données statistiques produites à l'échelle des états.

La carte de la distribution par points de la population mondiale établie par la commission de géographie de la population de l'UGI sous la direction de D. Noin constitue un bon exemple de l'apport que constitue pour le géographe une représentation affranchie des limites habituelles : les concentrations urbaines et rurales que l'on peut localiser à l'aide de ce document révèlent des noyaux, des axes, des amas hiérarchisés dont l'analyse est particulièrement riche.
 

L'analyse du changement global de l'environnement planétaire et les politiques de développement durable qui sont coordonnées par le Programme des Nations-Unies pour l'Environnement (UNEP) ont nécessité la mise au point de bases de données planétaires couplant des informationq sociales, démographiques, agricoles, environnementales. Une division spéciale (UNEP-GRID) a été créé à cet effet, afin d'assembler les informations dans un cadre territorial cohérent, celui d'unités spatiales de 1° de latitude et de longitude, éventuellement désagrégeable à un niveau plus fin. Les données créées par la division UNEP-GRID sont pour la plupart en accès libre pour les chercheurs du monde entier et peuvent être téléchargées sur internet à l'adresse http://grid.cr.usgs.gov/.