D. UN MONDE SANS FRONTIERES

D.5 Analyse "sans frontières" de l'évolution de la distribution de la  population mondiale

Licence de géographie
Université Paris VII - 1999-2000
Claude GRASLAND
 

INTRODUCTION

Dernier volet de la série des études "sans frontières", nous allons examiner brièvement l'évolution de la population mondiale entre 1950 et 1990 puis donner quelques éléments sur son évolution future à travers l'examen de la distribution des naissances en 1990.
 

D.5.1 : EVOLUTION DE LA DISTRIBUTION DE LA POPULATION MONDIALE ENTRE 1950 ET 1990
 

Une apparente stabilité de la configuration mondiale du peuplement

Si l'on applique à la distribution de la population mondiale en 1950 la même méthode de représentation cartographique que celle qui a été utilisée pour 1990 (potentiel de population dans des voisinages de portées différentes), on peut constater que l'allure générale de la distribution mondiale du peuplement semble être demeurée stable dans ses grandes lignes, alors même que son effectif a fait plus que doubler (2.5 milliards en 1950 contre 5.3 milliards en 1990).
 
Carte 1 :Population  vers 1950 (voisinage de 250 km)
Carte 2 : Population vers 1990  (voisinage de 250 km)
Carte 3 :Population  vers 1950 (voisinage de 1000 km)
Carte 4 :Population  vers 1990 (voisinage de 1000 km)

Cette impression apparente de stabilité s'explique par la grande inertie des phénomènes démographiques et les multiples phénomènes de compensation qui peuvent intervenir pour accroître ou réduire les différentiels d'accroissement général de la population entre les différentes parties du monde. Ainsi, la plupart des pays industrialisés ont pu compenser, au moins partiellement, la faiblesse relative de leurs taux de fécondité par un accroissement de l'espérance de vie et un recours plus ou moins important à l'immigration en provenance des pays du tiers-monde. Inversement, les pays qui traversaient la phase historique d'accroissement maximal de leur population (transition démographique) n'ont pas toujours vu celle-ci se traduire par des gains énormes de population dans la mesure où le rythme de réduction de la mortalité induit par les campagnes mondiales d'amélioration sanitaire a été fréquemment  interrompu par des crises plus ou moins graves liées aux aléas climatiques (inondations, sécheresse) ou politiques (guerres, dictatures). Les migrations de population, qu'elles soient voulues ou subies ont également contribué pour une part non négligeable au maintien relatif de la configuration mondiale du peuplement lorsqu'elle se traduisaient par l'installation durable de migrants des pays en voie de développement vers les pays industrialisés. On notera enfin que les deux plus grands pays du monde, l'Inde et surtout la Chine, ont développé des politiques particulièrement vigoureuses de limitation des naissances au cours de la période considérée, politiques qui ont considérablement freiné l'explosion démographique dans le sud et l'est du continent asiatique.

L'impression générale de stabilité s'efface toutefois si l'on examine de façon plus précise les gains absolus et relatifs de population non plus à l'échelon très général des grands foyers de l'humanité (Inde, Chine, Europe, Amérique du Nord) mais à celui plus local des pics de concentration qui apparaissent à l'intérieur des continents et des grands Etats. A cet égard, il est instructif de comparer les cartes établies dans un voisinage de 1000 km (Cartes 3 et 4) aux cartes établies dans un voisinage de 250 km (Cartes 1 et 2). Si dans le premier cas l'impression générale est celle d'une simple translation (avec toutefois un renforcement des foyers asiatiques et africains nettement plus rapide que celui des foyers européens et nord-américain) il n'en va plus de même à l'échelon plus local où l'on peut repérer la montée en puissance spectaculaire de pics de peuplement liés à la mise en place des grandes métropoles du tiers-monde (Mexico, Le Caire) ou au passage de la transition démographique dans les zones rurales densément peuplés du tiers-monde (Nigéria, Afrique de l'Est, Bangladesh, Philippines, ...).
 

Des recompositions profondes de la carte mondiale du peuplement

 
Carte 5 :Variation absolue de population 1950-1990 
(voisinage de 250 km)
Carte 6 :Variation absolue de population 1950-1990 
(voisinage de 1000 km)
Carte 7 :Variation relative de population 1950-1990 
(voisinage de 1000 km)
Carte 8 :Variation relative de population 1950-1990 
(voisinage de 1000 km)

Afin de mieux visualiser les transformations de la trame mondiale du peuplement intervenues au cours des années 1950-1990, nous avons tout d'abord cartographié les gains absolus de population dans des vosinages de 250 km et 1000 km. La Carte 5 est donc obtenue en soustrayant les potentiels de population représentés sur les Cartes 1 et 2 tandis que la Carte 6 a été obtenue en effectuant la même opération pour les Cartes 3 et 4. On peut ainsi repérer les lieux où la charge humaine s'est le plus accrue en valeur absolue au cours des quarante dernières années et examiner la distribution des quelques 2.8 milliards d'humains qui se sont ajoutés aux 2.5 milliards déjà présents vers 1950.

Un premier constat s'impose alors d'évidence : le doublement de la population mondiale ne s'est pas traduit par une simple reproduction des foyers ou des pics de peuplement existant mais par de profondes mutations de la répartition des masses démographiques à la surface de la Terre. Si le sous-continent indien et la Chine demeurent sans surprises les lieux où le nombre d'homme à le plus progressé en valeur absolue (gains supérieurs à 100 millions d'habitant dans des voisinages de 1000 kilomètres), on ne retrouve pas ensuite, nettement détachés des autres,  les foyers de peuplement des pays développés (Europe de l'Ouest, Amérique du Nord, Japon). On observe plutôt une multitude de foyers d'accroissement de la population de taille comparable où apparaissent des gains de l'ordre de 5 à 25 millions d'habitant dans un voisinage de 250 km. Ces nouveaux foyers de peuplement, tels que l'on peut les repérer sur la carte 5, sont répartis de façon relativement équitable sur l'ensemble des continents. On notera l'importance particulière de la zone Balkans-Turquie-Asie centrale-Proche-Orient-Egypte qui est la seule partie du monde, en dehors de la Chine et de l'Inde, à former un foyer où les gains de population sont  supérieurs à 100 millions d'habitants dans un voisinage de 1000 km.

Croissance absolue et croissance relative : l'importance des rythmes

A ne considérer que les gains absolus de population qui sont intervenus dans les différentes parties du monde, on risque toutefois de manquer une dimension essentielle de la croissance de la population mondiale qui est liée à  son rythme. Un gain de absolu de 10 millions d'habitants en 40 ans n'a en effet pas le même impact sur la vie en société selon qu'il s'applique à une société dont la population était de 5, 10, 50 ou 100 millions d'habitants en 1950. Que ce soit en termes de ressources alimentaires, d'infrastructures économiques ou de structures politiques d'encadrement, les bouleversements induits par l'accroissement de la population seront généralement d'autant mieux absorbés qu'ils s'opèrent à un rythme modéré et n'imposent pas des mesures d'urgences ou des transformations radicales de l'état d'équilibre antérieur de la société.

Nous allons donc considérer non plus les gains absolus mais les gains relatifs de population à l'aide du taux de variation moyen annuel de la population au cours de la période 1950-1990 (Cartes 7 et 8). Pour l'ensemble de l'humanité, le taux de croissance moyen annuel de la population au cours de la période considérée a été environ de +1.9 % par an. Mais cette valeur moyenne recouvre en fait des disparités très importantes d'un pays ou d'un continent à l'autre.

La Carte 7 (croissance dans un voisinage de portée 250 km) demeure très proche des valeurs moyennes observées à l'intérieur des limites de chacun des Etats et autorise une lecture "nationale" des valeurs moyennes des taux de croissance de la population.

La Carte 8, qui opère un lissage des taux de croissance dans un voisinage de portée beaucoup plus grande autorise une lecture différente des taux de croissances mondiaux, indifférente aux frontières et donc porteuse d'une lecture plus "mondiale" du phénomène. On constate ainsi que la zone de faible croissance de la population (moins de 1% par an) occupe un territoire beaucoup plus réduit si l'on prend en compte l'influence potentielle des très forts taux d'accroissement des pays situés immédiatement au sud de l'ensemble Europe-Russie-Japon. De la même manière, on peut remarquer que la croissance potentielle du sud et de l'ouest des Etats-Unis est fortement relevée par l'immigration potentielle en provenance des pays d'Amérique centrale à fort accroissement naturel. Il en va de même pour le Japon ou la Corée vis à vis de la Chine et de l'Asie du sud-est. Inversement, la réduction relative sur la Carte 8 des taux de croissance de certains pays du tiers-monde (Mexique, Maghreb, Turquie, ...) ne fait que traduire les possibilités d'absorption de leur croissance démographique par des espaces voisins à croissance plus réduite.

La carte des taux de croissance lissée demeure toutefois utopique dans la mesure où elle suggère des redistributions possibles des populations entre des territoires connaissant des rythmes de croissance différents de leur population. Si certains de ces différentiels démographiques correspondent bel et bien à des mouvements migratoires importants (e.g.du Mexique vers les Etats-Unis ou du Maghreb vers l'Europe), d'autres différentiels tout aussi marqués ne se sont pas traduit par des mouvements migratoires significatifs  (e.g. de la Chine vers le Japon,  de l'Inde vers la Sibérie, de l'Indonésie vers l'Australie). Au demeurant, les différentiels de croissance démographique ne sont qu'un facteur relativement secondaire dans la mise en oeuvre des grands flux migratoires à l'échelle planétaire et les gradients de richesse (Cf. D.3) semblent fournir un modèle beaucoup plus pertinent des migrations potentielles ou effectives de population à l'échelle mondiale.
 
 

D.5.2 LA TERRE EN HERITAGE : DISTRIBUTION DES NAISSANCES MONDIALES VERS 1990

La distribution mondiale des naissances vers 1990 : un modèle très imparfait de la répartition future de la population mondiale.

Il peut sembler de prime abord logique d'utiliser la distribution actuelle des naissances à l'échelle mondiale pour tenter de prédire les grandes lignes de la répartition future de la population mondiale. En effet, la durée de la vie humaine étant limitée, l'ensemble des habitants actuels de la planète Terre sont appelés à disparaître et seront remplacés par de nouvelles générations qui ne seront pas nécessairement distribués de la même manière à la surface de la Terre. Le renouvellement des générations s'opérant à des rythmes très différents d'un pays ou d'un continent à l'autre, on pourrait donc imaginer que la distribution de la population mondiale à l'horizon 2050 ressemble davantage à la distribution des naissances présentes  (Carte 9) qu'à une simple translation de la répartition actuelle de la population (Carte 10).

Dans cette hypothèse, on assisterait à un renforcement relativement spectaculaire de l'Asie et surtout de l'Afrique centrale et orientale dans la configuration générale des grands pôles de peuplement. Le Nigéria atteindrait notamment des niveaux de potentiel de population nettement supérieurs à ceux de l'Europe, le nombre de naissance dans un voisinage de 1000 km autour d'Abuja ou Lagos étant beaucoup plus élevé que celui que l'on peut observer autour de Paris, Londres ou Berlin.
 
Carte 9 : Potentiel de naissances vers 1990 (voisinage de 1000 km)
Carte 10 : Potentiel de population vers 1900 (dans un voisinage de 1000 km)
Carte 11 : Potentiel de richesse vers 1990 (dans un voisinage de 1000 km)

Il faut cependant bien avouer que les hypothèses implicites qui sous-tendent un modèle de prévision de la répartition mondiale de la population en se fondant sur la simple prise en compte des naissances actuelles ne sont guère réalistes. D'un point de vue systémique tout d'abord, les naissances ne constituent que l'un de quatre facteurs d'évolution d'une population, les trois autres étant constitués par l'évolution des taux de mortalité, d'émigration et d'immigration. Supposer que la répartition actuelle des naissances constitue une image de la distribution future de la population mondiale revient alors à penser que les différentiels d'espérance de vie seraient brutalement éliminés et que les migrations de population à longue distance cesseraient totalement ou du moins ne concerneraient que des échanges totalement symétriques, chaque portion de la terre ayant un bilan migratoire parfaitement équilibré. Il s'agit, on le voit, d'hypothèses pour le moins hardies. Si l'on ajoute que la croissance de population est un processus cumulatif (les naissances d'une génération conditionnant celles de la suivantes) on voit qu'il faudrait de plus ajouter à nos hypothèses déjà bien fragiles celles d'une convergence brutale des niveaux de fécondité mondiaux au début du XXIe siécle, faute de quoi les naissances du début des années 1990 ne pourraient constituer un modèle valable de la distribution future du peuplement mondial ...

Au total, sauf à imaginer que tous les phénomènes supposés constant (fécondité, mobilité, mortalité) tendent à se compenser parfaitement de façon miraculeuse, il ne serait guère sérieux de voir dans la distribution des naissances davantage qu'une simple approximation très grossière de la configuration future du peuplement à l'échelle mondiale. Et l'histoire humaine est hélas suffisamment riche en crises (guerres, épidémies, catastrophes naturelles) pour que l'on se garde d'extrapoler trop loin les tendances déduites des dynamiques actuelles.
 

Taux de natalité et richesse potentielle des générations futures

Il semble donc plus intéressant et plus raisonnable d'analyser ce que la distribution des naissances peut nous apprendre sur les tendances démographiques et économiques actuelles (à l'horizon d'une dizaine d'année) et de construire deux indices simples exprimant le rapport entre le nombre de naissance et la population d'une part (Carte 12), le nombre de naissance et la richesse d'autre part (Carte 13).
 
Carte 12 : Taux brut de natalité vers 1990 (voisinage de 1000 km)
Carte 13 : Richesse potentielle des générations nées vers 1990 (voisinage de 1000 km)

Le taux brut de natalité calculé dans un voisinage de 1000 kilomètres (Carte 12) permet de présenter une image plus globale des dynamiques actuelles du remplacement des générations à l'échelle mondiale que les cartes par Etat qui sont habituellement utilisées.  Même si les taux bruts de natalité n'expriment qu'assez imparfaitement les niveaux réels de fécondité des femmes à un instant donné (indice conjoncturel) ou pour une génération donnée (descendance finale), les contrastent qu'ils donnent à voir à l'échelle mondiale sont suffisamment importants pour que l'on puisse en tirer un certains nombres d'observations de portée générale. Les pays qui ont connu le développement industriel le plus anciens apparaissent sans surprise comme ceux qui ont les taux de natalité les plus faibles (compris généralement entre 10 et 20 naissances pour 1000 habitants) en raison de l'ancienneté de leur transition démographique*. Mais la carte permet de mettreégalement en valeur l'importance de la baisse de la fécondité dans une grande partie des pays en voie de développement : les populations d'Amérique latine, d'Afrique du Nord, de Turquie,  de Chine et l'Asie du Sud-Est ont en effet désormais des taux de natalité qui oscillent entre 20 et 30 enfants pour 1000 habitants ce qui correspond pratiquement à une réduction de moitié des niveaux observés il y a une cinquantaine d'année. Seuls les populations d'Afrique subsaharienne et, dans une moindre mesure du Proche Orient et du sous-continent indien ont encore des taux de natalité très élevés, supérieurs à 30 naissance pour mille habitants. La baisse de la fécondité est toutefois engagée dans la plupart de ces pays, à l'exception d'une bande courant du Congo à l'Ethiopie où les taux de natalité dépassent encore 40 à 45 naissances pour 1000 habitants.

Le taux de richesse potentielle des générations futures dans un voisinage de 1000 kilomètres (Carte 13)  a été obtenue en rapportant la quantité de richesse disponible au voisinage d'un point de la surface terrestre au nombre de naissances observées dans ce même voisinage.  Cet indicateur est donc très proche dans son principe du très classique PNB par habitant, à ceci près qu'il essaye de prendre en compte les effets prévisibles du rythme d'accroissement de la population sur les redistributions futures de la richesse des nations. On pourrait en effet imaginer que le ralentissement de la croissance démographique soit associé à un enrichissement des populations vieillissantes des pays développés tandis que la croissance très rapide des populations du tiers-monde limiterait l'enrichissement de leur population en raison des pressions que cette croissance fait peser sur les quantités redistribuées entre les individus ou les groupes sociaux. Cet indice d'inspiration malthusienne (croissance comparée de la population et des ressources) est toutefois très criticable dans la mesure où il ne prend pas en compte les effets potentiellement négatifs du vieillissement des pays développés en terme de croissance économique et où, surtout, il se fonde sur une hypothèse d'évolution de la population à facteurs constants (fécondité, mortalité, migration) dont nous avons montré les limites précédemment. On ajoutera enfin que le principal facteur d'inégalité économique réside moins dans la distribution spatiale de la richesse que dans sa distribution sociale. A niveau égal de PNB par habitant, le niveau moyen de bien être des habitants d'un pays ne sera pas le même selon que la richesse est concentrée au mains d'une minorité de privilégiés ou selon qu'elle est équitablement répartie. Le raisonnement vaut évidemment a fortiori pour les générations futures, l'héritage étant sous toutes les latitudes le principal facteur de permanence et de reproduction des inégalités.
 

CONCLUSION

Les cartes "sans frontières" établies dans des voisinages fondées sur la distance ne constituent pas une simple généralisation cartographique des images habituellement produites dans le cadre du maillage des Etats. En effectuant des moyennes ou des comptages de population indifférents aux limites politiques et idéologiques, ces cartes donnent à voir des configurations démographiques qui sont en fait des modèles possibles de redistribution de la carte mondiale du peuplement. Modèles évidemment peu réalistes, si l'on s'en tient à la réalité matérielle des frontières politiques qui demeurent des obstacles majeurs à la circulation des hommes. Modèles criticables également, dans la mesure où ils ne retiennent que les possibilités de réorganisation de la carte démographique mondiale à travers des mouvements régionaux de portée 250 à 2000 kilomètres. Modèles utiles cependant, car ils permettent de visualiser un certain nombre de configurations macroscopiques qui pourraient peser sur les rapports économiques et politiques entre les peuples et les sociétés au cours de la première moitié du XXIe siècle.