INTRODUCTION DU CHAPITRE 4

Bien qu’elle joue un rôle central dans la définition de la géographie contemporaine, la notion d’interaction spatiale est excessivement difficile à définir tant les définitions qui ont pu en être proposé sont variées. On peut toutefois tenter d’esquisser une classification de ces définitions afin de distinguer ce qui constitue le cœur de la notion , ce qui renvoie à des extensions de celle-ci et les problèmes théoriques qu’elle soulève.
 

Essai de définition de l'interaction spatiale

 
  1. Une définition très fréquente dans la littérature anglo-saxonne réduit la notion d’interaction spatiale au phénomène de décroissance des flux avec la distance. L’observation des migrations à la fin du XIXe siècle a conduit très tôt différents auteurs à mettre en évidence des lois empiriques (Ravenstein) qui ont ensuite été rapprochées par analogie des lois de la gravitation universelle. Les modèles gravitaires qui font dépendre le volume d’interaction entre deux lieux de la masse des lieux émetteur et récepteur ainsi que de l’inverse du carré de la distance qui les séparent (Stewart) peuvent être considérés comme les précurseurs de formalisations théoriques plus générales des flux rassemblées actuellement sous le terme de modèles d’interaction spatiale.
  2. Si les modèles d’interaction spatiale stricto sensu ont trait à l’étude des flux effectifs qui s’établissent entre des unités territoriales au cours d’une période de temps, de nombreux auteurs tendent à leur rattacher un ensemble de modèles de position (Fustier) qui décrivent non pas les relations entre deux lieux mais la position relative d’un lieu par rapport aux autres. Le calcul du potentiel d’un lieu se fonde certes sur la prise en compte d’une hypothèse d’interaction spatiale (forme de la décroissance de la probabilité de relation avec la distance) mais il s’agit fondamentalement d’une mesure d’accessibilité visant à évaluer la variation de la quantité d’opportunités de relation en fonction de la position. Les modèles de Reilly et de Huff qui visent à déterminer les aires de marché théoriques d’un ensemble de lieux centraux se rattachent également à la catégorie des modèles de position puisqu’ils visent à décrire les lieux (appartenance à une zone de marché) et non pas directement les relations entre les lieux.
  3. Les premiers modèles d’interaction et de position ont longtemps postulé l’existence d’une relation mathématique simple entre l’éloignement physique des lieux (mesuré par une métrique continue) et le volume ou l’intensité des relations qui s’établissait ou qui pouvait s’établir entre eux. Les fonctions d’interaction spatiale les plus utilisées pour décrire l’influence de la distance demeurent les fonctions puissance négative (dites, de Paréto) et les fonctions exponentielles négatives. Le postulat de l’unicité de la distance introduite dans les modèles d’interaction spatiale et de la continuité de la fonction d’interaction spatiale décrivant la décroissance des relations avec la distance n’a été remis en cause qu’assez tardivement. Même si l’on s’est avisé très tôt que de nombreux phénomènes étaient mieux décrits par des distances exprimés en kilomètres sur réseau, en temps ou en coût que par la simple prise en compte de la distance euclidienne, on observe chez de nombreux auteurs une répugnance manifeste à l’introduction simultanée de plusieurs mesures d’éloignement dans les modèles d’interaction spatiale. Les phénomènes de barrière, qui sont en fait le signe de l’expression de l’influence de l’appartenance territoriale des lieux ont longtemps été considéré comme des exceptions au lois de l’interaction spatiale dont l’étude n’était envisagé que dans le cadre de l’analyse des résidus de ces modèles. Cette appartenance territoriale peut pourtant être considérée comme l’expression d’une mesure de proximité discrète dont l’expression la plus simple est une métrique booléenne prenant la valeur 0 si deux lieux appartiennent à la même maille territoriale et la valeur 1 si ils sont séparés par une limite de maille territoriale. On peut désigner sous le terme d’interaction territoriale le fait que, deux lieux appartenant à une même maille territoriale ont en moyenne plus de relation que deux lieux appartenant à deux mailles différentes. L’interaction territoriale apparaît alors comme une forme particulière de l’interaction spatiale définie plus généralement comme le fait que deux lieux spatialement proches ont en moyenne plus de relation que deux lieux spatialement éloignés.
  4. Pour de nombreux auteurs, la définition de l’interaction spatiale comme étude de l’influence de la proximité spatiale des lieux sur l’intensité des relations qui peuvent se constituer entre eux ne renvoie pas obligatoirement à l ‘étude des flux effectifs (modèles d’interaction) ou potentiels (modèles de position). Si l’on donne au terme relation un sens quelconque, la notion d’interaction spatiale peut aussi bien désigner l’existence de relations causales dans l’espace (ce qui se passe en un lieu exerce une influence sur ce qui passe dans les autres lieux et qui varie en fonction de leur proximité), l’existence de processus de diffusion spatiale (une innovation qui apparaît en un lieu à de fortes chances de se propager vers les lieux proches, que la proximité soit mesurée de façon continue ou de façon hiérarchique), voire l’existence de formes d’autocorrélation spatiale (i.e. le fait que deux lieux proches se ressemblent plus que deux lieux éloignés). Même s’il existe des liens logiques entre tous ces champs d’analyse (les flux peuvent être à l’origine de processus de diffusion qui engendrent des formes spatiales qui vont rétroagir sur l’intensité des flux, etc.) on peut penser qu’une définition aussi extensive de l’interaction spatiale reviendrait à en faire un synonyme du terme analyse spatiale voire de la géographie dans son ensemble.
  5. L’expression de relations entre les lieux qui sous-tend l’ensemble des définitions proposées de l’interaction spatiale constitue sans nul doute un point d’achoppement central qui explique en grande partie les réactions hostiles qu’ont suscité et que suscitent encore les modèles d’interaction spatiale. Si cette notion de relation entre les lieux ne suscite pas de difficultés particulières en géographie physique, où elle peut renvoyer à des phénomènes concrets tels que le déplacement de masses d’air ou le transfert d’une charge solide par les cours d’eau, il n’en va pas de même en géographie humaine lorsque l’on prétend décrire des phénomènes sociaux à l’aide de lois globales du comportement humain. En géographie humaine, les relations entre lieux, qu’ils s’agissent de villes, de régions ou d’état ont en effet alors trait à des agrégats sociaux ou économiques localisés, le plus souvent hétérogènes, composés d’individus (personnes, ménages, entreprises,…) ne disposant pas des mêmes revenus, des mêmes capacités de mobilité, de la même information sur les opportunités de relation distantes. Les modèles d’interaction spatiale postulent alors, le plus souvent implicitement, une double hypothèse de pertinence des agrégats sociaux et économiques constitués et d’existence d’un comportement moyen permettant de résumer celui des individus qui composent ces agrégats. Du coup, les modèles d’interaction spatiale postulent également l’hypothèse d’une indépendance relative des déterminants spatiaux de l’interaction (attributs de localisation des individus et des groupes) par rapports à d’autres déterminants sociaux ou économiques (attributs individuels ou collectifs indépendants de la position spatiale). Si cette hypothèse n’est pas vérifiée – ce qui est le cas le plus fréquent – on risque d’imputer aux différences de position spatiale l’effet d’autres formes de différences de position à l’intérieur de la société et d’opérer une confusion dans l’interprétation des phénomènes. Plutôt que de considérer les phénomènes d’interaction spatiale comme une composante exogène du comportement social, il semble plus intéressant de considérer au contraire qu’elles en constituent une résultante globale qu’il est intéressant de considérer comme telle. Les justifications les plus pertinentes des modèles d’interaction spatiale sont précisément celles qui démystifient l’effet de la distance et rattachent son influence à des processus économiques (Reilly), sociologiques (Stouffer) ou cognitifs (Hägerstrand).

Limitation de l'analyse au cas des modèles d'interaction spatiale

Dans le cadre de ce travail, nous avons choisi de nous limiter à l'étude des modèles d'interaction spatiale dans leur définition la plus restrictive, c'est-à-dire la modélisation des flux (variable dépendante) à l'aide d'un ensemble de trois variables explicatives décrivant respectivement les capacités d'émission des lieux d'origines, les capacités de réception des lieux de destination et un ensemble de variables d'interaction définissant la proximité des lieux et dont l'un au moins a trait à leur proximité géographique (spatiale ou territoriale).

Après avois défini dans un premier temps (4.1) la forme générale d'un modèle d'interaction spatiale ne comportant qu'un seul facteur d'éloignement spatial (métrique continue définissant la distance mesurée en temps, coût ou kilomètre), nous examinerons les enseignements qui peuvent être tirés de l'analyse des résidus de ces modèles (4.2), notamment en ce qui concerne la présence de variables de proximité territoriale (barrières) conduisant à remettre en cause les hypothèses initiales du modèle et à introduire simultanément dans les modèles d'interaction deux formes de proximité géographique différentes (qualitatives ou quantitatives) qui définissent une nouvelle gamme de modèles d'interaction géographique incorporant à la fois des hypothèses spatiales et territoriales. Nous montrerons enfin en conclusion comment de tels modèles s'inscrivent dans le cadre encore plus général des modèles d'interaction sociétale où des facteurs géographiques, sociologiques et économiques peuvent et probablement doivent être combinés simultanément, ce qu'autorisent les nouvelles méthodes d'ajustement statistique mises au point depuis une dizaine d'année (régression poissonienne et méthode du maximum de vraisemblance). Ces modèles soulèvent incidemment le problème difficile de l'articulation des niveaux d'observation et d'organisation de la vie en société, que ces niveaux soient sociaux ou territoriaux.


 
 
 
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