GO303 : Organisation de l'espace (1)
Analyse spatiale et modélisation des phénomènes géographiques
Claude Grasland
Université Paris VII / UFR GHSS - Licence de Géographie  / Année 2001-2002 / 1er  Semestre
INTRODUCTION GENERALE 
LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE EN GEOGRAPHIE
(Cours)

 

A. LA DEMARCHE GENERALE DES SCIENCES

     
    A.1) Critères de scientificité

    Quels critères permettent de confirmer la validité d'une modèle ou d'une théorie scientifique ? Quelle frontière sépare l'opinion de la vérité scientifique ? Sans entrer dans ce débat complexe, on se contentera de mentionner trois critères décisifs permettant de juger de la qualité scientifique d'un travail : l'objectivité, la reproductibilité, la falsifiabilité

    A.1.1 Critère d'objectivité

    Une démarche scientifique s'appuie toujours sur des définitions claires et précise des objets qu'elle se propose d'étudier. Le premier travail du scientifique est donc de transformer des notions (idées vagues et peu précises) en concepts (objets d'étude clairement définis).

    "[...] Une caractéristique qui apparaît toujours dans la connaissance scientifique et qui ne se retrouve pas, en revanche dans la connaissance non-scientifique [est] l'explicitation des concepts avec lesquels la connaissance en question est opérée (Prieto, 1975, p. 150)."

    La géographie a eu beaucoup de difficulté à passer des notions aux concepts et s'est longtemps satisfaite d'un ensemble de notions imprécises (villes, paysages, etc.) qu'elle employait sans véritablement les définir. La quantification des phénomènes a provoqué une crise puisque la mesure des phénomènes obligeait à en donner des définitions précises (ex. taille des villes, biomasse, etc.).

    On a alors souvent tenté de plaquer des outils mathématiques sur des notions géographiques sans réaliser que c'était la démarche inverse qu'il fallait adopter : clarifier d'abord les concepts géographiques afin de pouvoir ensuite les mesurer et les quantifier.

    Document 1 : Texte de C. Raffestin, 1978
     

    A.1.2 Critère de reproductibilité

    Une affirmation scientifique doit pouvoir être vérifiée par deux personnes différentes. Cela signifie que les concepts, les hypothèses et les méthodes doivent être explicitées de façon qu'une personne reprenant la même démarche aboutisse aux mêmes conclusions. Une théorie ou un modèle qui ne permet pas la vérification par des tiers n'est pas scientifique.

    Une affirmation telle que "la longueur de la côte de Corse est de 500 kilomètres" n'est pas scientifique dans la mesure où elle n'indique pas la procédure de mesure qui a permis de parvenir au résultat (Cf. TD.1). En revanche, une affirmation telle que "La longueur de la côte de Corse est d'environ 500 km (+- 50 km) si on la mesure avec un compas d'ouverture 2 km …" est une affirmation scientifique puisqu'elle peut être vérifiée.

    A.1.3 Critère de falsifiabilité

    L'épistémologue K.R. POPPER a écrit que le propre de la science n'est pas de prouver la vérité d'une théorie mais de l'énoncer de telle sorte que l'on puisse éventuellement en montrer la fausseté. Une théorie qui ne permet pas que l'on démontre sa fausseté éventuelle n'est pas scientifique. Concrètement, cela signifie que l'énoncé d'une théorie doit être accompagné de la proposition des expériences qui pourrait l'invalider.

    Document 2 : texte de K.R. Popper,

    Beaucoup de théories développées en géographie et en science sociales ne sont pas ou peu scientifiques à l'aune du critère de Popper. Ceci tient en grande partie au fait que l'on ne peut pas expérimenter sur la société comme on le fait dans les sciences de la nature. Pour autant, il est possible de corroborer des théories géographiques en les confrontant à des situations concrètes (pseudo expérimentation) ou bien d'émettre des prédictions qui seront vérifiées ou invalidées. Il y a toutefois une difficulté particulière liée au fait que les prédictions faites par les sciences sociales risquent de modifier le comportement de la société si celle-ci en prend connaissance (rétroactions, prédictions créatrices).

    A.2) Méthode inductive et méthode déductive

    Comme dans les autres sciences physiques ou sociales, la démarche géographique est tour à tour inductive et déductive.
    La démarche inductive consiste à généraliser une série d'observations empiriques à travers une loi ou un modèle. On observe, on localise, on dénombre, on mesure, on classe. Puis on cherche des régularités qui permettent de faire progresser la connaissance.
     
    ex. : On mesure les températures moyennes à la surface du globe et l'on observe une relation globale entre la latitude et la température moyenne. On propose donc une loi générale qui résume les observations faites :

    H1 : La température diminue régulièrement de l'équateur vers le pôle selon une loi T=f(Lat) dont la forme peut être précisée. 

    La démarche déductive, au contraire, part de la formulation d'une règle, formulée sous forme d'hypothèse, que l'on suppose avoir une portée générale. On cherche ensuite à valider ou infirmer cette hypothèse en la confrontant à des données expérimentales.
     
     
    ex. : Sachant que l'incidence des rayons solaires conditionne l'absorption du flux solaire par l'atmosphère et le réchauffement de la surface terrestre, on propose un modèle des températures moyennes qui dépend de l'incidence des rayons solaires :

    Soit T=a. cos(Lat)

    Cette proposition théorique sera ensuite confrontée aux mesures empiriques pour vérifier si elle est valide ou non.

    Le cheminement normal de la pensée scientifique consiste en un va-et-vient entre ces deux démarches, c'est la méthode hypothético-déductive. L'observation du réel conduit à formuler un modèle qui est ensuite confrontée à la réalité ; les écarts entre le modèle et la réalité peuvent conduire à une nouvelle formulation qui devra à son tour être confrontée aux données du monde réel, etc.
     
     
    H1 : la T°; dépend de la latitude => 50 % des variations de température sont expliquées.

    H2 : la T°; dépend de la latitude et de l'altitude => 80 % du phénomène est expliqué.

    H3 : la T°; dépend de la latitude, de l'altitude et de la distance à la mer => 90 % du phénomène est expliqué

    Documents 3 & 4 : La méthode hypothético-déductive

    A.3) Les étapes d'une approche hypothético-déductive

    Le savoir géographique, comme tout savoir scientifique, se construit à travers une série d'étapes. Ces étapes sont la description, la modélisation, la prévision et l'explication. Au cours de chacune de ces étapes sont mises en oeuvre différentes méthodes qui conditionnent la qualité des résultats obtenus. A travers deux exemples pris en géographie physique et en géographie humaine, nous allons montrer rapidement comment ces étapes s'enchaînent.

    (1) La distribution de la taille des villes d'un pays.
    (2) La répartition des températures dans une région montagneuse
     

    A.3.1 Description

    Toute recherche commence par la définition d'objets d'étude et par leur description au moyen d'un ou de plusieurs langages.
     
     
    Température & altitude

    L'analyse des températures à la surface du globe s'est longtemps limité à une appréhension qualitative des lieux : tel lieu fait partie des régions "froides", "tempérées" ou "chaudes" à l'échelle du globe. De même, on a repéré très tôt les étagements de végétation et de température des milieux montagnards

    Un premier progrès a été le passage du langage littéraire au langage cartographique qui a permis de localiser à la surface du globe les zones froides ou chaudes et de découvrir ainsi le rôle de la latitude et de l'altitude. 
    La mise au point d'outils de mesure précis (thermomètres) a permis une analyse plus précise en utilisant le langage numérique pour quantifier les températures. Des cartes plus précises ont pu être établies en interpolant la situation de stations isolées. 
    Finalement, l'apparition de satellites géostationnaires a permis de mesurer de façon continue l'évolution des températures en tout moment et en tout point du globe, et de les restituer sous forme d'images numériques. 
    => l'apparition de nouveaux outils et de nouveaux langages améliore donc progressivement la connaissance du phénomène.
     

    Taille des villes aux Etats-Unis en 1940

    L'analyse de la distribution des tailles de villes est un problème plus complexe que le précédent car le concept de ville ne se laisse pas saisir aussi facilement que celui de température. 

    La variété des définitions de villes d'un pays à l'autre est éloquente (définitions morphologiques, fonctionnelles, administratives, ...). Toute étude de la distribution des villes doit donc partir d'une discussion critique où l'on définit ce que l'on entend par ville et pourquoi. La mesure ultérieure de la taille des villes est étroitement liée aux choix initiaux qui auront été fait.
     
     
     
     
     
     
     

     

    A.3.2 Modélisation

    La seconde étape de la démarche scientifique est de mettre en évidence des régularités à l'intérieur du phénomène observé, sans pour autant chercher à les expliquer à ce stade de l'analyse.
     
    Température & altitude : 
     

    L'examen de la distribution des températures en montagne laisse apparaître une diminution de celles-ci vers les hautes latitudes et en altitudes. Dans le cas des altitudes, on constate une diminution régulière de -0.6°C tous les 100 mètres.

     

    Taille des villes aux Etats-Unis en 1940

    L'examen de la distribution des tailles de villes montre que celle-ci est fortement dissymétrique : il y a beaucoup de petites villes et peu de petites. Sur un graphique rang-taille on voit se dessiner une courbe hyperbolique. L'examen de plusieurs pays montre l'existence d'une relation du type Pn=P1/n (la taille de la Nième ville est généralement égale à la taille de la plus grande ville divisée par n).

    A certains égards, la modélisation est une description plus synthétique qui permet de résumer un grand nombre d'observations à travers un petit nombre de paramètres. Le modèle n'est jamais parfait, mais il permet de résumer une plus ou moins grande partie du phénomène dans une formule très simple.

    A.3.3 Prévision

    La connaissance de régularités empiriques que procure les modèles permet de prévoir ce que sera la forme d'un phénomène, même si l'on ignore les mécanismes qui gouvernent ce phénomène. Prévoir et expliquer sont en effet deux choses qui ne sont pas nécessairement liées.
     
    Température & altitude

    L'établissement de la relation Tz=-0.6*z+T0 (avec z, altitude en centaine de mètres et T0 altitude au niveau de la mer) me permet par exemple de dire que s'il fait 10°C à Clermont Ferrand (400m d'altitude), alors, il fera un peu moins de 4°C au sommet du Puy de Dôme (1465 m d'altitude). 

    Je n'ai pas besoin de connaître les mécanismes physiques qui expliquent la diminution des températures en altitudes puisque je connais la loi empirique.
     
     

     

    Taille des villes aux Etats-Unis en 1940

    Sachant qu'en 1940 la plus grande ville des Etats-Unis, New-York, avait 11690000 habitant, je peux estimer que la 5e ville devait avoir environ P5=P1/5 soit 2338000 habitants. La prévision est bonne puisque Boston, 5e ville à cette époque avait 2351000 h. 

    Il faut toutefois remarquer que l'application à la France serait moins bonne car la loi y est moins bien vérifié : ainsi, on s'attend à ce que la 2ème ville ait 4.5 millions d'habitants alors qu'elle en a à peine plus d'un million. Je ne puis cependant pas qualifier cet écart d'anormal car la loi P1/n n'est pas une "norme" mais une simple régularité observée dans beaucoup de pays.

    Des lois empiriques permettent donc de résumer des ensembles d'informations à l'aide d'un petit nombre de paramètres et, dans certains cas, de faire des prévisions en extrapolant les résultats de ces lois empiriques aux situations pour lesquelles on ne dispose pas d'information (ou d'une information lacunaire). La prévision n'impose pas, a priori, la compréhension du phénomène et de nombreux modèles "stupides" sont utilisés pour prévoir sans comprendre (ex. cours de la Bourse).

    A.3.4 Explication

    L'explication scientifique consiste à se poser non plus la question du COMMENT mais celle du POURQUOI. Ayant observé une certaine régularité empirique, on va essayer de bâtir une théorie qui explique comment cette régularité à pu se produire. Il faut bien se rendre compte que ce niveau d'analyse est le plus difficile. Beaucoup de régularités empiriques ont été constatés sans être expliquées, ou bien ont reçu plusieurs explications différentes.
     
    Température & altitude

    La diminution des températures avec l'altitude repose sur des phénomènes physiques clairement identifiables (diminution de la pression atmosphérique avec l'altitude et relation thermodynamique entre pression et température selon la loi PV=NRT). L'explication peut être plus ou moins complexe, elle n'en demeure pas moins unique et peu contestable.

    Les résidus que l'on peut observer (ex. adret/ubac) témoignent de l'intervention de facteurs secondaires tels que l'exposition, l'ensoleillement, … qui s'ajoutent au phénomène thermodynamique principal.
     

     

    Taille des villes aux Etats-Unis en 1940

    Dans le cas des villes, au contraire, plusieurs théories s'affrontent pour rendre compte de l'inégale distribution des tailles. Sans entrer dans leur détail, on soulignera juste qu'il existe beaucoup de phénomènes ou une loi admise par tous fait l'objet d'interprétation divergentes. 

    Le débat théorique ne doit pas être négligé, car il conditionne à certains égards la pratique. Ainsi, le géographe Christaller a voulu régulariser le réseau urbain polonais pendant la deuxième guerre mondiale, car il estimait que la distribution théorique qu'il proposait était la meilleure possible. Cf. aussi le programme de "systématisation" de Ceaucescu en Roumanie.

B. LA GEOGRAPHIE EST-ELLE UNE SCIENCE ?

De nombreux géographes refusent le modèle de scientificité présenté dans la partie précédente et considèrent que, s'agissant d'une science sociale, elle n'a pas à utiliser les mêmes méthodes que les sciences physiques ou les sciences de la nature. Pour les courants d'inspiration post-moderne, la recherche de lois de l'espace ou de la société est une démarche vaine, qui appauvrit ou déforme la réalité.
 

En physique, la loi de la chute des corps peut être reproduite indéfiniment dans différentes situations déterminées par l'expérimentateur (conditions de pression et de température). En science sociale on observe les sociétés telles qu'elles sont et il serait monstrueux de penser que l'on puisse plonger volontairement des sociétés dans telle ou telle situation pour voir comment elles réagissent. Il n'y a donc pas expérimentation mais pseudo expéreimentation (je regarde si ma théorie concorde avec les événements tels qu'ils se sont produits).

D'autre part, les sociétés réagissent aux prédictions les concernant et se modifient en fonction de la conscience qu'elles ont d'elle même. La chute d'une pierre n'est pas modifiée par le passage de la physique newtownienne à la physique relativiste. En revanche, une société qui prend conscience de son état va probablement être modifiée par la conscience qu'elle en aura et les lois antérieures la concernant ne seront plus valable. Sur ce thème, Cf. la trilogie d'I. Assimov (Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation).

Est-ce à dire que les sciences sociales doivent se limiter à la description et doivent renoncer à modéliser, prévoir et expliquer ? En d'autres termes, est-il vain de chercher des lois gouvernant le comportement des sociétés à la surface de la Terre ?

B.1 Types de relations étudiées par la géographie

 Plus que les relations homme-milieu ou nature-société, la géographie contemporaine centre son analyse sur les rapports entre les sociétés et leur espace.

Le concept d'espace géographique intègre celui de milieu mais ne s'y réduit pas. L'espace géographique est une création nécessaire des sociétés humaines, une production qui exprime le projet de ces sociétés, leur vision du monde, leurs actions. Mais l'espace géographique n'est pas un support inerte : il impose des contraintes de longue durée (le milieu) et il mémorise les traces de sociétés passées longtemps après la disparition de celles-ci. Toute société doit tenir compte de ces héritages et ne peut faire table rase du passé. L'espace géographique n'est pas une page vierge ou une société pourrait inscrire sa trace.

B.1.1 Relations verticales

Tant qu'elle s'est définie comme l'étude des relations entre les sociétés et leur milieu, la géographie a privilégié une approche verticale des relations entre les sociétés et leur territoire. L'objectif de cette approche que l'on a qualifié (à tord) de déterministe était en effet d'examiner comment le milieu dans lequel est établi une société (climat, topographie, ressources naturelles, etc.) exerce une influence sur son fonctionnement, ses modes de vie voire son type d'organisation sociale, économique et politique. En dehors de quelques écrits anecdotiques de géographes du XIXe siècle, les géographes n'ont cependant jamais défendu l'hypothèse stupide d'une détermination univoque des sociétés par les conditions naturelles du territoire où elles sont implantées mais, bien au contraire, montré l'existence de boucles de rétroaction entre les contraintes imposées par le milieu et les modifications que les sociétés apportent à celui-ci.

B.1.2 Relations temporelles

Les sociétés produisent en effet un espace qu'elles transmettent au génération ultérieures. L'espace est une mémoire active qui enregistre l'action des sociétés passés et contribue à leur stabilité et leur permanence sur le long terme. On a donc en réalité un jeu complexe qui fait entrer en jeu les sociétés présentes et passés, leur territoire actuel, les modifications apportées par le passé à ce territoire. Les sociétés héritent un territoire, le modifient pour l'adapter à leur besoin, le transmettent à leur tour. L'importance des modifications apportées par chaque génération dépend de leurs capacité d'action et des quantités d'énergie nécessaires pour procéder à ces modifications. Certaines structures sont dotées d'une formidable inertie temporelle, dans le milieu physique (tracé des côtes) mais aussi dans le milieu humain (les réseaux urbains, la répartition mondiale de la population). D'autres au contraire se modifient rapidement (les paysages bocagers de l'ouest français au cours des années 1950-1980).

Cette approche verticale des relations entre les sociétés et leur territoire demeure toujours utile, mais elle trouve sa limite dans le fait qu'elle isole une portion d'espace et d'humanité pour en faire une analyse indépendante des relations que la société et le milieu concerné nouent avec les autres portions de la surface de la terre et de l'humanité. En effet, ce qui se passe en un lieu est rarement indépendant de ce qui se passe dans des lieux proches voire très éloignés (e.g. phénomène El Nino).

B.1.3 Relations horizontales

Dès lors, la géographie se doit de compléter les analyses verticales par une prise en compte des relations horizontales, c'est-à-dire des liens qui se nouent entre des espaces éloignés les uns des autres à travers des flux de toutes nature (information, énergie, marchandises, population, ...).

L'interaction spatiale, c'est-à-dire la prise en compte de l'influence de la distance sur la mise en relation de lieux éloignés constitue le coeur de l'approche horizontale. Définir cette influence, c'est-à-dire montrer comment l'intensité des relations de toutes nature varie en fonction d'une ou plusieurs mesures de proximité spatiale (pas nécessairement la distance euclidienne) constitue le coeur de l'analyse spatiale.

B.2 Existe-t-il des lois de l'espace ?


Dans quelle mesure les règles scientifiques énoncées dans la première partie peuvent-elles s'appliquer à la géographie ? Un point doit être souligné d'emblée : la géographie est une science sociale. Son objet, la société, n'est pas un objet inerte. De ce fait, elle ne peut pas appliquer toutes les possibilités de la démarche expérimentale utilisée dans les sciences physiques.

B.2.1) La géographie comme théorie des processus d'espacement

Confrontées à des problèmes spatiaux, les sociétés disposent en fait de solutions en nombre assez limité. L'espace par sa structure même "impose ses règles" en assurant le succès, l'échec et les effets en retour des actions qui le modifient.
 
 

Exemple théorique : Goose City en 1846
Au départ chacun des services est implanté sans concertation : le Sheriff et le croque-mort ont décidé par exemple de demeurer dans leur propre ferme pour localiser la prison ou le cimetière. La localisation des commerces et services n'est pas aléatoire puisqu'elle obéit à des rationalités  individuelles. Ainis, le forgeron doit-être au bord de la rivière, la banque, la poste et le Saloon au bord de la route, etc. Toutefois, le résultat pose de très nombreux problèmes à la collectivité : le sheriff est loin de la banque, le cimetière est loin de l'Eglise, le saloon loin de la forge, ... Si la situation perdure, personne ne voudra venir à Goose-City et tout le monde sera mécontent ...

Exemple théorique : Goose City en 1851
Les citoyens de Goose-City vont spontanément faire évoluer la distribution vers un modèle concentré (ville) qui maximise les bénéfices collectifs et les bénéfices individuels. Les contraintes collectives aboutissent à une rationalisation de la structure des localisations qui permet de donner à chacun des commerces et services une plus grande efficacité. L'espace impose donc des lois en sanctionnant par l'échec une structure inappropriée. 

 
 
 

L'espace se transforme sans cesse au fur et à mesure que les sociétés évoluent vers des niveaux d'organisation plus complexes. Ce faisant, il se produit des contradictions graves (dégradations du milieu, pollutions, ...) susceptibles de mettre en cause la survie même de l'homme à la surface de la Terre. L' homme doit donc probablement tenir compte des organisations naturelles dans son projet d'organisation de l'espace s'il ne veut pas disparaître.

Cette nécéssaire prise en compte des régulations du milieu naturel relève de la science baptisée écologie et non pas directement de la géographie.Le rôle du géographe est plutôt d'expliquer COMMENT l'homme met en forme des éléments empruntés au milieu naturel pour les plier à un projet de société en les redistribuant dans l'espace pour constituer un nouveau paysage.
 


Or, cette contradiction existe, et elle résulte de l'incompressibilité même de la matière physique : c'est la contradiction chorotaxique qui exprime le fait que deux objets ne peuvent occuper un même point de l'espace à un instant donné.

L'existence de lois de l'espace découle des doubles contraintes de l'espacement et de la distance à la surface de la Terre. Toute société subit des contraintes d'espacement dans la mesure où deux objets ne peuvent pas occuper un même point de l'espace. Dès lors, il est nécessaire de faire des choix de localisation, ce qui conduit aux questions fondamentales de toute géographie :

L'espacement introduit du même coup des distances entre les objets et des contraintes de déplacement, de coût, de temps. L'interaction spatiale, définie comme l'intensité des liens entre deux lieux diminue généralement avec la distance, de sorte que l'on ne peut pas résoudre le problème de l'espacement par l'utilisation d'un espace de plus en plus vaste. Il faut donc mettre au point des arrangements spatiaux qui permettent de tenir compte à la fois des contraintes d'espacement et de distance.
 

Une obligation : l'espacement


Les sociétés sont contraintes de se développer en acceptant la loi physique qu'à toutes les échelles deux constructions ne peuvent occuper exactement un même lieu au même instant.Dès lors il est nécéssaire de recourir à l'espacement pour lever la contradiction chorotaxique. La réponse à la question "comment un groupe humain transforme-t-il un paysage en un autre paysage" est donc la suivante : il agit sur les espacements. Il s'ensuit que lorsqu'une première construction a été réalisée, il n'y a que trois cas possibles pour la construction d'une nouvelle construction :
 

1) soit la nouvelle construction s'appuie sur la première de façon verticale ou horizontale. Il y a alors contiguïté :
E = 0

2) soit la nouvelle construction est séparée de la première par une route, une surface, une distance. Il peut alors y avoir connexité mais pas coontiguïté. L'espacement varie du zéro de la contiguïté à la distance maximale à l'intérieur de l'oekoumène
0 < E < Max(Oekoumène)

3) soit la nouvelle construction remplace la première qui doit physiquement disparaître : l'espacement entre les deux devient alors infini.
E = infini

Les sociétés doivent donc séparer en surfaces ce qui rend obligatoire le mouvement inverse de rassembler les surfaces par des liaisons entre les objets qui doivent être mis en relation. Le couple espacement-liaison fonde donc toute production d'espace par une société.
 

Une liberté : la disposition

La mise en place d'une population (au sens statistique du terme : groupes humains, villes ou villages, activités, ...) espacé sur une surface conduit à tenir compte du pouvoir de cette surface, des contraintes qu'elle impose.

Or, si l'espacement est une nécessité, le disposition est une liberté. Cette liberté est toutefois modulable par les propriétés même de l'espace préexistant à la mise en place de la nouvelle population. Le milieu naturel ou l'espace géographique préexistant ajoutent leurs contraintes, plus ou moins absolues, à la contrainte absolue de l'espacement.

Exemple : Comment disposer dans l'espace 7 villes dont l'espacement des centres doit être au minimum de 10 km. Le but est de minimiser la distance entre l'ensemble des sept villes
(A) En l'absence de toute contrainte, la distance maximale entre deux villes est de 20 km si l'on opte pour une disposition optimale en hexagone
(B) Avec une vallée de largeur 9 km, la liberté de disposition est restreinte et la distance maximale entre deux villes est de 40 km
(C) Avec une vallée de largeur 1 km, il n'y a plus aucune liberté de disposition et la distance maximale entre deux villes est de 60 km. 

Une puissance : la surface

L'exemple précédent montre le pouvoir bidimensionnel de raccourcir les distances par rapport à l'unidimensionnel. La surface autorise des arrangements qui permettent de hiérarchiser les proximités en orientant les espacements. Une construction tridimensionnelle (station spatiale, par exemple) permettrait de raccourcir encore les espacements en ajoutant de nouvelles possibilités d'orientations :
 

Exemple : Problème précédent pour quatre villes en dimension 1, 2 ou 3.

a) ligne (Dmax = 30 km)
b) carré (Dmax = 14 km)
c) tétraèdre (Dmax = 10 km)

Ceci n'est pas sans conséquences : ainsi, les pays où la topographie n'offre qu'une topologie linéaire à l'implantation des établissements humains sont au départ défavorisés par rapport aux pays où la topographie permet une topologie réticulée. Cette dernière minimise d'autant plus les distances qu'on peut la rapprocher d'un cercle. A densité égale et uniforme, la France (l'Hexagone) aurait des distances entre les habitants nettement plus faible que la Tchécoslovaquie ou le Chili, donc des coûts de transport réduits d'autant.

L'acte géographique distribue ou redistribue les espacements en utilisant consciemment ou inconsciemment les libertés de disposition que recèle le pouvoir des surfaces. Ce faisant, il construit des objets géographiques.

Document 5 : texte de R. Brunet (1990)
 

B.2. L'espace ne pose pas forcément un problème intéressant à la société

Comme l’a souligné J. Lévy dans une tentative de définition axiomatique de l’espace, la spatialité ne peut être définie en soi, indépendamment du "contenu" de réel qui l'organise. L’espace social, c’est-à-dire la répartition des phénomènes sociaux selon les deux dimensions courbes de la surface terrestre ne pose pas nécessairement un problème intéressant à la société, mais on ne peut pas rejeter cette hypothèse avant de l’avoir examinée. Si, de fait, les relations entre les individus ou les groupes étaient indépendantes de leur localisation à la surface de la terre, alors le géographe n’aurait rien à dire sur la société. J. Lévy poursuit en montrant qu’on peut imaginer des sociétés pré-spatiales où l’absence de maîtrise sur le milieu rend les localisations impératives et des sociétés post-spatiales ou la densité des infrastructures matérielle ou immatérielle aboutirait à une ubiquité totale des liens potentiels que peuvent nouer les individus. Ce n’est donc que dans la phase transitoire entre ces deux situations extrêmes que prendrait sens une approche scientifique de l’espace social.

Ce texte de J. Levy montre clairement que l'existence d'une science ou même simplement d'une discipline géographique ne peut être justifié que si, et dans la mesure où, l'on est capable de montrer que les différentes formes de proximité géographique entre les individus et les groupes sociaux conditionnent, déterminent ou influencent d'une manière ou d'une autre la constitution des relations qui se nouent entre eux. Si les relations étaient indépendantes de la distance, il n'y aurait pas lieu de définir un champ de recherche appelé "géographie" à l'intérieur des sciences de l'homme et de la société.

C'est donc autour du couple proximité / relation qu'il convient de centrer une recherche visant à faire de la géographie une science doté d'un objet propre et capable de produire, si ce n'est des lois , tout au moins des régularités empiriques.
 

Document 6 : texte de J. Lévy (1986)
 

C. QU'EST-CE QUE L'ANALYSE SPATIALE ?

Si l'on examine les outils statistiques et mathématiques mis en oeuvre par la géographie depuis plus d'un siècle pour décrire les configurations de relation entre les hommes et leur territoire, on peut proposer une classification qui oppose deux grandes familles d'outils que l'on baptisera statistique spatiale et analyse spatiale et qui, dans une certaine mesure, reflètent assez bien l'opposition entre les approches de type vertical et horizontal définies précédemment.

C.1) L'analyse statistique étudie des matrices lieux-attributs

La statistique spatiale peut être définie comme la transposition en géographie de méthodes d'analyse élaboré dans des contextes scientifiques différents et fondé sur l'étude de matrices à trois dimensions croisant des individus, des attributs et l'évolution de ces attributs au cours du temps. Ces matrices tri-dimensionnelle correspondent en géographie à ce que le géographe américain B. Berry a appelé des matrices d'information géographiques :

Document 7 : Analyse statistique des phénomènes géographiques

Dans une approche de ce type, les individus correspondent à des lieux isolés les uns des autres (villes, régions) et l'objectif de l'analyse est d'examiner si les attributs de ces lieux présentent des caractéristiques communes (corrélations entre variables  à une même date) ou sont soumis au même tendances (corrélations entre variables à deux dates différente). On peut ainsi tenter de définir des régularités dans la structure des relations verticales qui se nouent entre les sociétés et leur territoire (e.g. Observe -t-on une relation systématique entre la culture du riz et les fortes densités de population en Asie du Sud-est, ou bien entre la température et l'altitude en montagne) ou bien des régularités dans l'évolution de ces relations verticales (e.g. observe-ton une croissance plus rapide des grandes villes que des petites sur une période de temps donné).

On peut également, à l'aide de méthodes de classification, définir des ensembles de lieux présentant des caractéristiques communes de niveau ou d'évolution, mais les ensembles ainsi obtenus correspondent à des classes et non pas des régions : le regroupement s'opère en effet sur la proximité des attributs et non pas sur la proximité spatiale, de sorte qu'une classe peut regrouper des ensembles de lieux dispersés dans l'espace.
 
 

C.2) L'analyse spatiale étudie les matrices lieux-lieux

L'analyse spatiale part de prémices différentes puisqu'elle cherche d'emblée à caractériser non pas les lieux mais les relations entre les lieux. L'objet typique de l'analyse n'est donc pas une matrice d'information géographique (lieux.attributs.temps) mais un ensemble de matrices lieux.lieux définissant la nature des liens qui unissent les différentes portions d'un territoire.

Une matrice de relation spatiale correspond à un tableau ou les lignes et les colonnes correspondent à des lieux. A chaque couple de lieu (i,j) est associée une information décrivant un type de relations entre les lieux considérés.Une troisième dimension (t) correspond à l'évolution de ces relations au cours du temps. On peut distinguer plusieurs grandes familles de relations. Une typologie possible distingue 4 familles :


Relations de proximité


 

Relations d'appartenance territoriale

Relations de similarité

Relations d'échange (flux)

 

Ces matrices peuvent être étudiées séparément ou bien être mises en relation les unes avec les autres. Ce qui débouche sur de nombreuses problématiques telles que :

Ce que l'on cherche donc à saisir, c'est donc l'existence de régularités dans la structure et l'évolution des relations horizontales qui se tissent entre les lieux au cours du temps. Si de telles régularités ne peuvent être détectées (e.g. si les ressemblances ou les flux sont totalement indépendants de la distance entre les lieux) alors, comme l'indique J. Lévy, nous sommes dans une phase pré-spatiale ou post-spatiale et la géographie ne peut rien apporter à la connaissance des sociétés. Si au contraire de telles relations existent, alors il faut tâcher de les formaliser, de les modéliser et de les expliquer. La géographie dispose alors à la fois d'une utilité pratique (prévision) et d'un statut scientifique (explication par des lois).

CONCLUSION

L'analyse spatiale se définit moins par un ensemble d'outils que par un ensemble de concepts permettant de mieux comprendre les phénomènes géographiques, notamment en ce qui concerne les relations horizontales entre phénomènes.

L'analyse spatiale permet tout d'abord de mieux décrire les formes spatiales en les ramenant à des objets élémentaires simples (points, lignes, surfaces).

Elle permet ensuite de mieux comprendre les relations entre les phénomènes spatiaux en examinant les relations qui unissent proximité spatiale, proximité territoriale, similarité et échanges entre les lieux.

Elle permet enfin d'essayer de comprendre les dynamiques et de prévoir les évolutions en tentant d'identifier les processus spatiaux responsables de la mise en place des organisations spatiales ainsi que de leur reproduction ou de leur évolution au cours du temps.